♣_______Page mise à jour le 30 janvier 2018 vers 10h30 TUC |
Cette page est née d'un contresens.
Il y a maintenant plus d'un demi-siècle, j'avais entendu Bourvil chanter ce qui m'était resté en mémoire comme
[…] Qu'est ce qu'elle n'a, / Mais qu'est-ce qu'ell' n'a plus, / Ma p'tit' chanson, / Qui ne plaît plus ?
et j'étais resté aussi intrigué qu'ému par ce texte qui me semblait s'interroger sur sa propre défaveur. C'est pour essayer d'y voir plus clair que ce travail a été entrepris (et il aura au moins eu le mérite de dénouer l'intrigue).
Pourtant, dès les premières recherches sur métachanson et autoréférentiel, il est apparu que ces deux termes recouvraient des réalités assez différentes d'un document à l'autre. Pour éviter d'avoir à couper les lexèmes en quatre,
C'est dire que ce travail n'a pas d'ambition scientifique ; il ne vise pas non plus à l'exhaustivité ; comme pour les autres documents de ce site, il s'est essentiellement agi de mettre en place ou en forme divers éléments qui s'étaient accumulés au fil du temps.
Il faut pourtant mentionner ici l'une des sources utilisées, qui répond, quant à elle, aux exigences des travaux scientifiques ; il s'agit d'un mémoire de Pierre-Étienne Caza, destiné à (et publié par) l'Université du Québec à Montréal, intitulé RENAUD : LA CONSTRUCTION ET L'ÉVOLUTION DE L'ÉTHOS D'UN CHANTEUR ENRAGÉ, ENGAGÉ, PUIS DÉSABUSÉ.
Ce texte (que l'on peut trouver à cette adresse [⇒]) fait du concept de métatchanson l'un des éléments constitutifs de l'éthos du chanteur ; plusieurs des exemples empruntés ici à ses chansons en sont inspirés.
À propos de titres, et avant d'entrer dans le vif du sujet, il paraît utile de faire une distinction qui, plus tard, aura son importance.
1- Dans la majorité des cas, le titre d'une chanson (pour employer un langage très simpliste) dit de quoi elle parle ; La Cane de Jeanne raconte la ponte et la mort de cet animal, Les lacs du Connemara évoque cette région d'Irlande et celles et ceux qui y vivent, Ne me quitte pas reprend le leit-motiv de la chanson.
2- Mais, parfois, le titre dit ce qu'est la chanson : Le Testament ne parle pas d'un document où Brassens indiquera[it] ses volontés post-mortem - il est ce document (Il pourra profiter d'mes bottes[...] Ici finit mon testament. ), tout comme L'Hymne à l'amour est une profession de foi amoureuse, dont la fin est teintée de religion : Dieu réunit ceux qui s'aiment.
Pour dire les choses plus succinctement, la première sorte de titres exprime le contenu, la deuxième, le contenant ; nous aurons l'occasion de voir comment plusieurs chansons jouent sur cette dualité.
Dernière question de forme : par quel mot désigner celle ou celui qui dit je dans le texte d'une chanson ? Dans le cas d'un roman, les choses sont simples :
Marguerite Yourcenar | Hadrien | J'ai formé le projet de te raconter ma vie. | |
Auteure | Narrateur | Texte |
Dans le cas du théâtre (ou du cinéma), un élément vient s'intercaler entre les deux premiers :
Jean Racine | Sarah Bernhardt | Phèdre | Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée |
Auteur | Interprète Actrice | Personnage | Texte |
Il devrait en aller de même pour la chanson. Et pourtant…
Raymond Asso | Marie Dubas, Édith Piaf Serge Gainsbourg | ? | Je sais pas son nom, je ne sais rien de lui |
Auteur | Interprète Chanteuse/chanteur | ? | Texte |
Les points d'interrogation représentent un double anonymat :
On peut noter que cet anonymat s'accompagne (cause ou conséquence ?) d'une fusion particulièrement forte entre l'interprète et le personnage, au moins dans l'esprit du public : Jacques Brel a dû expliquer qu'il ne se reconnaissait pas dans l'homme prêt à s'humilier pour garder la femme qu'il aime (Laisse moi devenir […] l'ombre de ton chien ). Il est vrai aussi, a contrario, qu'il y a peu de distance entre Georges Brassens auteur-interprète et le personnage qui refuse d'assister au défilé du 14 juillet ou celui qui demande à être enterré sur la plage de Sète.
Si l'on envisage les notions de métachanson et d'autoréférentiel de façon théorique (un ensemble texte+musique ayant comme sujet un ensemble texte+musique ), on peut imaginer trois cas de figure :
(A) une chansons qui parle d'une autre chanson | (B) une chanson qui parle des chansons en général | |
(C) une chanson qui parle d'elle-même |
Une logique élémentaire indique déjà l'existence d'une catégorie intermédiaire :
(BC) une chanson qui parle des chansons – donc d'elle-même ? |
Et symétriquement (mais pour d'autres raisons), nous pourrons envisager
(AC) une chanson qui parle d'elle-même ou d'une autre chanson ? |
Enfin, les variations de sens du mot autoréférentiel conduiront à ajouter une annexe :
Un bel exemple est offert par Serge Gainsbourg avec La Chanson de Prévert, dont les premiers mots sont
Cas d'école par sa simplicité et (d'un point de vue purement technique, évidemment) sa banalité : Potemkine parle d'un événement (la mutinerie des marins de ce cuirassé russe) ; Mon ami mon maître, d'une personne (Marcel Gobineau - merci à zicabloc.com pour l'information) ; Du côté de chez Swann), d'un livre (pas besoin d'avoir lu tout Proust pour le savoir), Göttingen, d'un lieu (la ville d'Allemagne) – pourquoi une chanson ne parlerait-elle pas d'une (autre) chanson ?
Mais on s'aperçoit vite que cette consanguinité favorise la mise en abîme :
Cette chanson, Les Feuilles Mortes, S'efface de mon souvenir Et ce jour-là, mes amours mortes En auront fini de mourir. | Si, pour Prévert, c'est la disparition des feuilles (Et le vent du nord les emporte, Dans la nuit froide de l'oubli) qui sonne la fin de l'amour, chez Gainsbourg, tout sera fini quand le souvenir du texte de Prévert se sera perdu ; abîme qui se creuse encore quand on relit le texte entier de Prévert (à voir plus bas). |
Il suffit de retourner au texte exact de la chanson de Robert Nyel pour constater que le souvenir que j'avais gardé de Ma P'tit' Chanson était doublement erroné :
Qu'est-ce qu'elle a, Mais qu'est-ce qu'elle a donc, Ma petite chanson ? Qu'est-ce qu'elle n'a, Mais qu'est-ce qu'elle n'a plus, Ma petite chanson, Qui ne te plaît plus ? | Elle avait toutes les qualités, […] Elle parlait d'amour et de joie […]
|
La Chanson de Prévert | évoque | les Feuilles mortes | |
Ma P'tit' chanson | évoque | la p'tite chanson aimée puis délaissée |
le texte chanté par Gainsbourg, . . . . . .Jane Birkin, et al. La Chanson de Prévert Serge Gainsbourg En auront fini de mourir Serge Gainsbourg | évoque titre paroles de… fin musique | le texte chanté par Cora Vaucaire, . . . . . .Yves Montand, et al. les Feuilles mortes Jacques Prévert Les pas des amants désunis Joseph Kosma | |
le texte chanté par Bourvil Ma p'tit' chanson Robert Nyel Sans toi… elle est fichue Gaby Verlor | évoque titre paroles de… fin musique | la p'tite chanson […] fichue chantée par ??? ??? ??? ??? ??? |
Tel est le sort de ces belles inconnues : nous pouvons entendre et réentendre Ma p'tit' chanson mais nous ne pourrons jamais qu'imaginer la p'tit' chanson.
Et, ici, les exemples se ramassent (presque) à la pelle. Quatre suffiront ici : un premier canonique, les trois suivants introduisant quelques variations.
J'avais écrit une chanson, Un vrai tube, un truc en or Avec des paroles en béton, Une musique le genre Milord. | Bien sûr, l'argument est différent : ici, la p'tit' chanson est créée par Renaud lui-même, et refusée par les interprètes à qui il l'a proposée ; mais, comme précédemment, nous ne pourrons jamais qu'imaginer les paroles (en béton ) et la musique (genre Milord ). |
De même, il est clair que René Sarvil et Vincent Scotto (encore lui) ne prétendent pas avoir créé le plus beau de tous les tangos du monde (gloire réservée à celui [anonyme] que j'ai dansé dans vos bras ) ; mais, puisque la chanson lui est consacrée, il est normal qu'elle porte ce titre (comme c'est le cas de Ma p'tit' chanson) ; et alors, comment ne pas voir (ou entendre) « le plus beau des tangos » dans un tango qui s'intitule ainsi ?
On voit ici comment les auteurs jouent sur le flou entre les catégories A et C.
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle, Tu vois, je n'ai pas oublié. Les feuilles mortes se ramassent à la pelle, Les souvenirs et les regrets aussi, Et le vent du nord les emporte, Dans la nuit froide de l'oubli. Tu vois, je n'ai pas oublié La chanson que tu me chantais. | q Les derniers mots introduisent un nouveau degré dans la mise en abîme orchestrée par le texte de Gainsbourg : ce dernier (quand nous écoutons La Chanson de Prévert) se réfère aux Feuilles mortes, que nous avons déjà entendue ; mais Les Feuilles mortes se réfère à son tour à une autre chanson, La chanson que tu me chantais, dont nous nous ne pouvons pas dire « Je l'ai déjà entendue » puisque nous n'en connaissons ni titre ni auteur ni musique – ce qui fait bien des Feuilles mortes un exemple de chanson consacrée à une belle inconnue. |
Simple hypothèse, mais plusieurs autres textes présentent cette caractéristique, et là, de façon certaine.
[…] Moi, j'ai pris l'habitude D'agrémenter ma solitude | ne peut pas être simplement celui qui dit je dans le refrain | Quand je pense à Fernande Je bande, je bande |
dans La petite Fugue, Éléonore ______[…] disait : « Reprenez à fa mi fa mi ré » | dans Une petite Cantate, Seule, je la joue maladroite : Si mi la ré sol do fa |
Certes, on peut se poser la question : si la chanson évoquée n'est présente que par sa musique, s'agit-il encore de chanson (notamment dans le cas de la fugue) ? Mais nous avons reconnu Les Feuilles mortes quand Serge Gainsbourg chantait Oh ! je voudrais tant que tu te souviennes sur une musique de Serge Gainsbourg et non pas sur celle de Joseph Kosma ; c'est donc que, quand l'occasion le demande, les paroles ou la musique peuvent valoir pour l'ensemble.
Reste que, dans le détail, le traitement des notes solfiées diffère nettement :
dans La petite Fugue, la citation se limite à cinq notes, en fin de couplet ; | dans Une petite cantate, il y a une douzaine de notes égrenées, et répétées pour former le refrain ; |
les trois dernières notes (fa mi ré) correspondent à la musique, | mi la ré est chanté sur une seule et même note, sol do fa est chanté sur mi ré mi. |
Restons avec Barbara pour Je ne sais pas qui reprend ce thème de la chanson imbriquée, mais en opposant encore plus nettement les deux niveaux d'énonciation. Ainsi, au deuxième couplet, qui se termine par
Là, simplement dire « Je t'aime », Je n'ose pas, je n'ose pas, Alors, écoute ma musique Qui mieux que moi te le dira. | succède ce qui n'est plus chanté mais seulement joué au piano (puis fredonné), sur une mélodie et selon un rythme différents des couplets. |
Cette chanson s'inscrit bien dans la lignée des précédentes évoquant la musique d'une autre chanson puisque la personnage nous le présente ainsi : Un jour, cet air me rendra folle // Cent fois, j'ai voulu dire pourquoi.
Mais c'est l'air cible lui-même (celui dont elle parle, et qu'elle inclut comme refrain) qui distingue le plus cette chanson – par un agencement à la fois très simple (Padam…, répété vingt-sept fois) et particulièrement complexe (trois niveaux de répétition, qui seront désignés ci-dessous par I, II et III, avec de légères variantes d'une occurrence à l'autre - ces occurrences étant désignées par a}, b} et c}). Pour essayer d'être aussi concis et complet que possible, on peut observer
I - à la base, un bloc (Padam…) composé de trois atomes et répété trois fois pour former une sorte d'hexasyllabe :Texte | Pa | dam | ... |
Rythme | brève (double croche) | longue (a} & b} : noire c} : blanche pointée) | silence (a} & b} : un soupir trois quarts c} : un soupir) |
Mélodie | note de base | un demi-ton au-dessus de la note de base | silence |
On voit donc que le rythme est nettement marqué (et accentué par l'occlusive initiale de chaque syllabe) mais le plus déstabilisant se trouve sans doute dans la mélodie, puisque le demi-ton qui sépare deux notes consécutives fait qu'elles ne sont pas entendues comme identiques, sans être pourtant clairement distinctes.
a} | mi-fa | (silence) | mi-fa | (silence) | mi-fa | (silence) |
b} | ré-mi bémol | (silence) | ré-mi bémol | (silence) | ré-mi bémol | (silence) |
c} | mi-fa | (silence) | mi-fa | (silence) | mi-fa | (silence) |
On peut enfin noter que l'ennéasyllabe qui suit chacun des trois hexasyllabes commence toujours par les deux mêmes notes que cet hexasyllabe (respectivement mi-fa, ré-mi bémol et mi-fa ).
Pour l'ensemble de la chanson, il reste deux points à observer :
aussi bien à un homme : Et je traîne après moi comme une drôle d'erreur Cet air qui sait tout par cœur […] Écoutez le chahut qu'il me fait | si ce n'est mieux : Il parle toujours avant moi […] C'est un air qui me montre du doigt […] l'air qui m'a reconnue |
On retrouverait alors un thème cher à la chanson des deux premiers tiers du XXème siècle : la femme victime (consciente sinon toujours consentante) de son amour pour un homme – dont l'une des manifestations les plus connues se rencontre sans doute dans Mon homme, justement :
____Il me fout des coups, // Il me prend mes sous, [mais ] Quand il me dit : "viens", // Je suis comme un chien.
Reconnaissons alors à Henri Contet et à sa métaphore le mérite de donner à ce cliché une expression moins caricaturale.
r Pour terminer cette section, deux exemples – sans doute pas les plus représentatifs, mais assez saisissants :Maman Chauvier Un enfant t'aime Dix-neuf rue Duvivier Paris septième Je n'ai pas eu de ballons rouges Quand j'étais gosse… Maman Chauvier… | Il s'agit de la fin de la chanson. Après les quatre vers cités d'abord (qui forment la dernière reprise du refrain), l'auteur enchaîne sur le début (paroles et musique) d'une de ses chansons précédentes qui reste associée à son nom dans toutes les mémoires – mais que ses parents (faisant difficilement la différence entre l'interprète et le personnage) trouvaient assez injuste envers eux. |
Les Bonbons (1964) Je vous ai apporté des bonbons […] Mais bonjour mademoiselle Germaine | Les Bonbons 1967 Je viens rechercher mes bonbons […] Vois-tu, Germaine, j'ai eu trop mal |
avec un personnage toujours aussi veule : | |
Oh oui Germaine est moins bien que vous | Je traite ma mère de névropathe |
et vaniteux | |
Si vous saviez ce que je suis fier De vous voir pendue à mon bras | Parce qu'enfin, enfin, j'ai mes opinions |
Mais Brel profite de la deuxième version pour régler ses comptes… | J'ai perdu l'accent bruxellois […] Mais enfin tout ça, hein, c'est le conflit des générations […] Et tous les samedis soir que je peux Germaine, j'écoute pousser mes cheveux […] Je défile criant : "paix au vietnam !" […] Oh ! Mais c’est ça, votre jeune frère Mademoiselle Germaine ? Mmm, c'est celui qui est flamingant ? |
avec, en autodérision ironique, la critique de | Brel, à la télévision |
Pourtant, la boucle se referme quand la dernière strophe de la version de 1967 répète celle de 1964, texte et musique.
Il faut bien reconnaître que cette catégorie n'est pas la mieux lotie :
Plusieurs auteures ont cependant franchi le pas, et on peut dégager quelques tendances :
Allez savoir pourquoi : Une chanson, c'est peu de chose Mais, quand ça se pose Au creux d'une oreille, ça reste là, Allez savoir pourquoi… | ou encore Les P'tites casquettes, d'Yves Duteil On reprend pas nos petites chansons dans les guinguettes, On n'entend pas nos refrains sur les boulevards. On voit pas nos noms partout dans les gazettes, On met pas nos cœurs à nu dans les canards. |
Je ne chante pas pour passer le temps Il se peut que je vous déplaise En peignant la réalité Mais si j'en prends trop à mon aise Je n'ai pas à m'en excuser | Manifeste Alors moi vous comprenez, Les violons, la guimauve, les flonflons Je trouve ça tellement anachronique Que ça me donne la colique. |
Pour qu'elle soit jolie, ma chanson Pour qu'elle soit jolie, ma chanson, Il faut avant tout être deux. Il y a bien sûr un garçon Et une fille pour le rendre heureux. | Une Chanson à la Cole Chaque note accroche un souvenir Sur la portée de nos soupirs C'est bon de vivre sa tristesse En douceur et délicatesse La la la la lala |
Comme on a pu le voir, une chanson qui parle d'une autre chanson ou bien de la chanson en général peut offrir quelques zones de flou du fait de la consanguinité entre contenant et contenu, mais ces particularités restent marginales.
Il en va autrement de l'autoréférentiel, dont le procédé peut paraître nettement moins naturel (le moi est haïssable, nombrilisme, serpent qui se mord la queue).
q Le premier exemple est présenté et commenté par Pierre-Étienne Caza, et semble s'imposer de lui-même puisqu'il s'agit des premiers vers de la première chanson enregistrée par Renaud sur son premier album, Amoureux de Paname (titre de la chanson aussi bien que de l'album) | Écoutez-moi, vous les ringards, Écologistes du samedi soir ; Cette chanson-là vaut pas un clou Mais je la chante rien que pour vous. |
P.-É. Caza insiste sur l'effet du troisième vers – lucidité prudente ou fausse modestie roublarde – mais notons que cette expression va à l'encontre d'une certaine tradition de logiquement correct, ne serait-ce que par sa nature proleptique ; on admet des expressions telles que « comme nous le verrons plus tard » ou « la suite montrera… » (qui sont, d'un strict point de vue narratif, des tricheries) parce qu'elles dénotent le souci de clarté de l'auteure et le soin pris de qui l'écoute ou le lit ; mais déclarer d'entrée que ce qui suit est nul, sans plus s'en émouvoir ni (apparemment) rien faire pour y remédier, ne peut que chatouiller désagréablement certaines oreilles.
Presque symétriquement, Laisse béton se termine ainsi :
Quand, à la fin d'une chanson, Tu te retrouves à poil sans tes bottes Faut avoir de l'imagination Pour trouver une chute rigolote. | Étrange prétérition : cette façon de l'auteur de déclarer (d'avouer ?) qu'il ne sait pas comment finir gaiement (sa chute, qui mérite bien ici son nom) est une façon précisément rigolote, et par conséquent habile, de la terminer élégamment (comme aurait pu dire Guy Béart). |
Renversant la chronologie, à Renaud succédera ici Georges Brassens, avec la fin des Stances à un cambrioleur :
Monte-en-l'air, mon ami, que mon bien te profite, Que Mercure te préserve de la prison, Aie pas trop de remords, d'ailleurs nous sommes quittes, Après tout, ne te dois-je pas une chanson ? | Ce cadeau, c'est justement le récit du cambriolage qui forme l'essentiel de la chanson (post-scriptum compris). |
Ces exemples répondent bien au critère initial : la chanson parle effectivement d'elle-même, puisque le début parle de la suite ou bien la fin, de ce qui précède. Mais on peut aussi considérer que l'on a alors à faire à deux textes différents, où l'un fait référence à l'autre, et n'est donc pas autoréférentiel stricto sensu.
w Cette restriction ne s'applique pas à la Chanson pour l'Auvergnat, composée de trois strophes dont chacunedébute par une dédicace Elle est à toi cette chanson Toi l'Auvergnat qui sans façons […] Elle est à toi cette chanson Toi l'hôtesse qui sans façons […] Elle est à toi cette chanson Toi l'étranger qui sans façons […] | suivie des raisons qui la motivent M'as donné quatre bouts de bois Quand, dans ma vie, il faisait froid, Toi qui m'as donné du feu quand […] M'as donné quatre bouts de pain Quand dans ma vie il faisait faim, Toi qui m'ouvris ta huche quand […] D'un air malheureux m'as souri Lorsque les gendarmes m'ont pris, Toi qui n'as pas applaudi quand […] | et de sa conclusion en forme de refrain : Toi, l'Auvergnat Toi, l'hôtesse, Toi, l'étranger, quand tu mourras, Quand le croque-mort t'emportera, Qu'il te conduise, à travers ciel, Au Père éternel. |
Ici, chaque strophe apparaît bien comme autoréférentielle, puisqu'elle se dédicace à son propre interlocuteur. Mais (pour regarder les choses d'un point de vue purement logique) quelle est cette chanson que Brassens offre à l'Auvergnat, à l'hôtesse puis à l'étranger ? Par définition d'autoréférentiel, c'est La Chanson pour l'Auvergnat ; mais que trouve-t-on dans La Chanson pour l'Auvergnat en dehors de ces trois strophes de dédicace ? Rien. Autrement dit, La Chanson pour l'Auvergnat est la (triple) dédicace d'une (triple) dédicace – ce qui ajoute à l'autoréférentiel une mise en abîme. À moins, bien sûr, de considérer que cette chanson désigne La Prière, Pauvre Martin ou n'importe quelle autre de Georges Brassens ; mais il n'y a alors plus rien d'autoréférentiel, et le fait de ne pas nommer cette chanson enlève beaucoup à la dédicace.
Dans une tonalité différente, La Ballade des Gens heureux présente un cas assez analogue puisqu'elle s'adresse aussi à divers interlocuteurs, à qui Gérard Lenormand vient successivement la chanter :
Journaliste, pour ta première page […] Toi qui as planté un arbre […] Toi, la star du haut de ta vague […] Roi de la drague et de la rigolade […] Rouleur, flambeur ou gentil petit vieux […] | Mais là encore, une fois enlevés ces apostrophes et leur conclusion Je viens te chanter la ballade // La ballade des gens heureux il reste peu pour constituer ladite ballade. On pourrait presque penser à la Java bleue : une chanson (somme toute banale) portant le titre de la chanson (sans égale) dont elle parle. |
Pourtant, les derniers mots semblent bien imposer un caractère autoréférentiel :
Comme un chœur dans une cathédrale, Comme un oiseau qui fait ce qu'il peut, Tu viens de chanter la ballade, La ballade des gens heureux. | L'avant-dernier vers est le plus significatif, par les changements qu'il apporte à l'habituel Je viens te chanter la ballade : première → deuxième personne, présent-futur (venir faire ) → passé (venir de faire ), plus de dédicataire (te → de ). |
Le chanteur parle donc ici de et à lui-même, confirmant que La Ballade des Gens heureux est bien la chanson qu'il vient d'interpréter.
e Même question, mêmes réponses, mais un paradoxe en plus : Tous les enfants chantent avec moi.[…] Dès que je chante cet air-là, Je ne sais pas très bien pourquoi Tous les enfants chantent avec moi […] Je les entends reprendre en chœur Et j´ai un petit coup au cœur Quand les enfants font : la la la […] C´est la fête autour de moi La la la la | Comme plus haut, la question première est : cet air-là et les divers la la la font-ils bien référence à la chanson même que nous sommes est en train d'entendre (ou de lire) ? Et comme pour La Ballade des Gens heureux (et peut-être plus encore), il semble que les auteurs aient tout fait pour nous en convaincre :
|
La cause est donc entendue : c'est bien la chanson avec Dès que je chante cet air-là que tous les enfants chantent avec Mireille Mathieu – en remplaçant seulement les paroles qu'ils ont oubliées par la la la. Mais nous nous heurtons alors au paradoxe de l'œuf et de la poule : cet air-là, les enfants ne peuvent le chanter (parfois même en dormant ) que s'il a été enregistré et largement diffusé ; mais (à moins d'un vilain mensonge), Mireille Mathieu ne peut chanter devant le micro du studio d'enregistrement Je ne sais pas très bien pourquoi // Tous les enfants chantent avec moi que si les enfants connaissent la chanson et la fredonnent – ce qui ne peut pas avoir lieu tant qu'elle ne l'a pas enregistrée, etc.
Ma petite chanson qui ne changera pas le monde, Ma petite chanson que t’entendras peut-être sur les ondes […] Si j’ai failli finir sans finir ce morceau, C’est que je t’ai aimée, et si je te la rechante […] Ma petite folie, mon histoire, mon petit poème en enfer, Ma petite chanson, ma petite bouteille à la mer. | Écrite par Frédéric Volovitch et interprétée par son auteur (dans le groupe Volo), cette chanson est tout à la fois un récit, une confidence et aussi une thérapie, puisque son écriture même participe à la guérison de l'auteur, aussi bien que son interprétation, à celle du chanteur. |
[…] Quand mon arbre n'aura plus d'aile, Pour s'être mis de quelques feuilles En peine de deuil […] Quand mon arbre n'aura plus l'air Qu'il faut aux arbres pour te plaire […] Quand… quand mon arbre n'aura plus l'air D'un arbre, de rien, plus que l'air d'un air, J'écrirai ma chanson d'hiver. | Comme la chanson interprétée par Bourvil, celle-ci ne peut être prise pour autoréférentielle que par une sorte d'illusion d'optique intellectuelle – mais ici, l'erreur sera assumée : pour toujours, ma chanson d'hiver aura les mots, les notes et les accents qu'Alain Féral a choisis pour Quand mon arbre. On peut l'entendre (et afficher l'ensemble des paroles) sur YouTube en se rendant à cette adresse [⇒]. |
Il faut bien le reconnaître, cette annexe a un arrière-goût de recyclage ; il restait en effet un certain nombre de chansons qui n'avaient pas trouvé place dans les réflexions précédentes, mais qu'il paraissait dommage de passer sous silence. Pour plusieurs, elles avaient d'abord été retenues comme autoréférentielles puis écartées parce que ne répondant pas au critère retenu ici : une chanson qui parle d'elle-même (qui est son propre sujet). Mais prendre l'adjectif au sens plus large (1)de qui établit un lien avec soi-même change la donne. On peut en effet considérer qu'une répétition est une forme d'autoréférence ; or la chanson est reine en la matière, avec la répétition des mots dans le refrain et celle de la mélodie dans les couplets (2); à ce compte, quasiment toute chanson est autoréférentielle. Mais certaines font quand même de la répétition un usage particulier qui peut requérir l'attention ; c'est à elles qu'est consacrée cette annexe.
q Ça je ne l'ai jamais vu, de Graeme Allwright se présente sous la forme de quatre strophes, sans refrain à proprement parler mais ayant en commun une partie de leur texte. La première est citée ci-dessous avec J'entre à la maison, l'autre nuit, j'avais bu un peu de vin J'ai vu un cheval dans l'écurie où je mettais le mien Alors j'ai dit à ma petite femme : « Veux-tu bien m'expliquer Y'a un cheval dans l'écurie à la place de mon bidet ? » « Mon pauvre ami, tu ne vois pas clair, le vin t'a trop saoulé ; Ce n'est qu'une vache à lait que ta mèrem'a donnée. » Dans la vie j'ai vu pas mal de choses bizarres et saugrenues Mais une selle sur une vache à lait, ça je ne l'ai jamais vu. | Ces répétitions et ces variations créent tout un jeu de références à l'intérieur même de la chanson. On pourra noter au passage l'emploi de vers de quatorze syllabes – à moins qu'on ne les divise en octosyllabes suivis d'hexasyllabes, mais les premiers ne rimeraient entre eux que très rarement. |
l'une (narrative) occupe les couplets : | Jojo se prenait pour Voltaire Et Pierre pour Casanova […] Et quand vers minuit passaient les notaires Qui sortaient de l'Hôtel des Trois Faisans, On leur montrait notre cul et nos bonnes manières En leur chantant : |
l'autre (rapportée) forme le refrain : | Les bourgeois, c'est comme les cochons, Plus ça devient vieux, plus ça devient bête […] |
Mais si les trois occurrences du refrain sont (classiquement) en tous points identiques, le jeu des références dans les couplets est plus complexe, avec certaines différences entre les deux premiers et une nette opposition avec le troisième. Le tableau ci-dessous essaie de mettre en lumière cette construction :
Premier couplet En jaune, les passages où les deux couplets diffèrent ; placer le curseur de la souris sur le texte pour afficher le deuxième couplet. ___Le cœur bien au chaud, ___Les yeux dans la bière, ___Chez la grosse Adrienne de Montalant ___Avec l'ami Jojo ___Et avec l'ami Pierre ___On allait boire nos vingt ans. ___Jojo se prenait pour Voltaire ___Et Pierre pour Casanova ; ___Et moi, moi, moi qui étais le plus fier, ___Moi, je me prenais pour moi. ___Et quand vers minuit passaient les notaires ___Qui sortaient de l'Hôtel des Trois Faisans, ___On leur montrait notre cul et nos bonnes manières ___En leur chantant :Deuxième couplet En jaune, les passages où les deux couplets diffèrent ; enlever le curseur de la souris de sur le texte pour afficher le premier couplet. ___Le cœur bien au chaud, ___Les yeux dans la bière, ___Chez la grosse Adrienne de Montalant ___Avec l'ami Jojo ___Et avec l'ami Pierre ___On allait brûler nos vingt ans. ___Voltaire dansait comme un vicaire ___Et Casanova n'osait pas ; ___Et moi, moi qui restais le plus fier, ___Moi, j'étais presque aussi saoul que moi. ___Et quand vers minuit passaient les notaires ___Qui sortaient de l'Hôtel des Trois Faisans, ___On leur montrait notre cul et nos bonnes manières ___En leur chantant : | Troisième couplet Placer le curseur de la souris sur le texte pour afficher
Le cœur au repos, Les yeux bien sur terre, Au bar de l'Hôtel des Trois Faisans Avec Maître Jojo, Et avec Maître Pierre Entre notaires, on passe le temps. Jojo parle de Voltaire Et Pierre de Casanova ; Et moi, moi qui suis resté le plus fier Moi, je parle encore de moi. Et c'est en sortant vers minuit, Monsieur le Commissaire, Que tous les soirs, de chez la Montalant, De jeunes peigne-cul nous montrent leur derrière En nous chantant : Le cœur au repos, Les yeux bien sur terre, Au bar de l'Hôtel des Trois Faisans Avec Maître Jojo, Et avec Maître Pierre Entre notaires, on passe le temps. Jojo parle de Voltaire Et Pierre de Casanova ; Et moi, moi qui suis resté le plus fier Moi, je parle encore de moi. Et c'est en sortant vers minuit, Monsieur le Commissaire, Que tous les soirs, de chez la Montalant, De jeunes peigne-cul nous montrent leur derrière En nous chantant : |
S'établit ainsi entre les deux premiers couplets et le troisième
Il est intéressant de noter que, quand il interprétait la chanson, Brel ne chantait pas ce dernier refrain mais le disait au-dessus de l'accompagnement, et encore seulement jusqu'à Plus ça devient vieux, plus ça devient bête puisqu'il ajoutait là une incise Disent-ils, monsieur le Commissaire qui désynchronise paroles et musique.
Exemple fort du sens étymologique de texte : tressé, entrelacé, avec l'image de la trame.