Page mise à jour le 9 mars 2018 vers 21h40 TUC |
Sommaire | Chapitre Ier | Chapitre II | Chapitre III | Chapitre IV | Chapitre V | Chapitre VI |
Chapitre VII | Chapitre VIII | Chapitre IX | Chapitre X | Chapitre XI | Chapitre XII | Chapitre XIII |
____________Le texte et ses variantesPrésentation : le texte et ses variantes___Quatre états successifs du texte ont été pris en compte dans ces pages :
___On dispose donc, selon les passages, de trois ou quatre versions ; le texte s'affichant par défaut ci-dessous reproduit (dans toute la mesure du possible) l'état final du manuscrit. ___Quand toutes les versions dont on dispose sont d'accord, le texte est en gris ; quand le manuscrit diffère de l'édition définitive, le texte est en ocre ; dans ce cas, si l'on place dessus le curseur de la souris, le texte définitif se substitue à celui du manuscrit ; la couleur de ce texte alternatif varie selon la persistance du manuscit dans les versions imprimées :
Cas particuliers_______________________* ou texte du feuilleton si le manuscrit manque
NB- Pour que le texte change, il faut parfois déplacer le curseur le long de la ligne. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
____________Chronologie et lieuxPrésentation : chronologie et lieux___Les pages sont traitées pour afficher diverses informations contextuelles.
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Le samedi suivant, Coupeau, qui n'était pas rentré dîner, amena Lantier vers dix heures. Ils avaient mangé ensemble des pieds de mouton, chez Thomas, à Montmartre.
___— Faut pas gronder, la bourgeoise, dit le zingueur. Nous sommes sages, tu vois… Oh ! il n'y a pas de danger avec lui ; il vous met droit dans le bon chemin.
___Et il raconta comment ils s'étaient rencontrés rue Rochechouart. Après le dîner, Lantier avait refusé une consommation au café de la Boule noire, en disant que, lorsqu'on était marié avec une femme gentille et honnête, on ne devait pas gouaper dans tous les bastringues. Gervaise écoutait avec un petit sourire. Bien sûr, non, elle ne songeait pas à gronder ; elle se sentait trop gênée. Depuis la fête, elle s'attendait bien à revoir son ancien amant un jour ou l'autre ; mais, à pareille heure, au moment de se mettre au lit, l'arrivée brusque des deux hommes l'avait surprise ; et, les mains tremblantes, elle rattachait son beau chignon déjà roulé dans son cou.
___— Tu ne sais pas, reprit Coupeau, puisqu'il a eu la délicatesse de refuser dehors une consommation, tu vas nous payer la goutte… Ah ! tu nous dois bien ça !
___Les ouvrières étaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau et Nana venaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait déjà un volet quand ils avaient paru, laissa la boutique ouverte, apporta sur un coin de l'établi des verres et le fond d'une bouteille de cognac. Lantier restait debout, évitait de lui adresser directement la parole. Pourtant, quand elle le servit, il s'écria :
___— Une larme seulement, madame, je vous prie.
___Coupeau les regarda, s'expliqua très carrément. Ils n'allaient pas faire les dindes, peut-être ! Le passé était le passé, n'est-ce pas ? Si on conservait de la rancune après des neuf ans et des dix ans, on finirait par ne plus voir personne. Non, non, il avait le cœur sur la main, lui ! D'abord, il savait à qui il avait affaire, à une brave femme et à un brave homme, à deux amis, quoi ! Il était tranquille, il connaissait leur honnêteté.
___— Oh ! bien sûr… Oh ! bien sûr… (1) répétait Gervaise, les paupières baissées, sans comprendre ce qu'elle disait.
___— C'est une sœur, maintenant, rien qu'une sœur ! murmura à son tour Lantier.
___— Donnez-vous la main, nom de Dieu ! cria Coupeau, et foutons-nous des bourgeois ! Quand on a de ça dans le coco, voyez-vous, on est plus chouette que les millionnaires. Moi, je mets l'amitié avant tout, parce que l'amitié, c'est l'amitié, et qu'il n'y a rien au-dessus.
___Il s'enfonçait de grands coups de poing dans l'estomac, l'air si ému, qu'ils durent le calmer. Tous trois, en silence, trinquèrent et burent leur goutte. Gervaise put alors regarder Lantier à son aise ; car, le soir de la fête, elle l'avait vu dans un brouillard. Il s'était épaissi, gras et rond, les jambes et les bras lourds, à cause de sa petite taille. Mais sa figure gardait de jolis traits sous la bouffissure de sa vie de fainéantise ; et comme il soignait toujours beaucoup ses minces moustaches, on lui aurait donné juste son âge, trente-cinq ans. Ce soirjour-là, il portait un pantalon gris et un paletot gros bleu comme un monsieur, avec un chapeau rond ; même il avait une montre et une chaîne d'argent, à laquelle pendait une bague, un souvenir.
___— Je m'en vais, dit-il. Je reste au diable.
___Il était déjà sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappela pour lui faire promettre de ne plus passer devant la porte sans leur dire un petit bonjour. Cependant, Gervaise, qui venait de disparaître doucement, rentra en poussant devant elle Étienne, en manches de chemise, la face déjà endormie. L'enfant souriait, se frottait les yeux. Mais quand il aperçut Lantier, il resta tremblant et gêné, coulant des regards inquiets du côté de sa mère et de Coupeau.
___— Tu ne reconnais pas ce monsieur ? demanda celui-ci.
___L'enfant baissa la tête sans répondre. Puis, il eut un léger signe pour dire qu'il reconnaissait le monsieur.
___— Eh bien ! ne fais pas la bête, va l'embrasser.
___Lantier, grave et tranquille, attendait. Lorsque Étienne (2) se décida à s'approcher, il se courba, tendit les deux joues, puis posa lui-même un gros baiser sur le front du gamin. Alors, celui-ci osa regarder son père. Mais, tout d'un coup, il éclata en sanglots, il se sauva comme un fou, débraillé, grondé par Coupeau qui le traitait de sauvage.
___— C'est l'émotion, dit Gervaise, pâle et secouée elle-même.
___— Oh ! il est très-doux, très-gentil d'habitude, expliquait Coupeau. Je l'ai crânement élevé, vous verrez… Il s'habituera à vous. Il faut qu'il connaisse les gens… Enfin, quand il n'y aurait eu que ce petit, on ne pouvait pas rester toujours brouillé, n'est-ce pas ? Nous aurions dû faire ça pour lui il y a beaux jours, car je donnerais plutôt ma tête à couper que d'empêcher un père de voir son enfant.
___Là-dessus, il parla d'achever la bouteille de cognac. Tous trois trinquèrent de nouveau. Lantier ne s'étonnait pas, avait un beau calme. Avant de s'en aller, pour rendre ses politesses au zingueur, il voulut absolument fermer la boutique avec lui. Puis, tapant dans ses mains par propreté, il souhaita une bonne nuit au ménage.
___— Dormez bien. Je vais tâcher de pincer l'omnibus… Je vous promets de revenir bientôt.
___À partir de cette soirée, Lantier se montra souvent rue de la Goutte-d'Or. Il se présentait quand le zingueur était là, demandant de ses nouvelles dès la porte, affectant d'entrer uniquement pour lui. Puis, s'asseyantassis contre la vitrine, toujours en paletot, les mains propres, rasé et peigné, il causait poliment, avec les manières d'un homme qui aurait reçu de l'instruction. C'est ainsi que les Coupeau apprirent peu à peu des détails sur sa vie, durant les huit dernières années. Il. Pendant les huit dernières années, il (3) avait un moment dirigé une fabrique de chapeaux ; et quand on lui demandait pourquoi il s'était retiré, il se contentait de parler de la coquinerie d'un associé, un compatriote, une canaille qui avait mangé la maison avec les femmes. Mais son ancien titre de patron restait sur toute sa personne comme une noblesse à laquelle il ne pouvait plus déroger. Il se disait sans cesse près de conclure une affaire superbe, des maisons de chapellerie devaient l'établir, lui confier des intérêts énormes. En attendant, il ne faisait absolument rien, se promenait au soleil, les mains dans les poches, ainsi qu'un bourgeois. Les jours où il se plaignait du sort, si l'on se risquait à lui indiquer une manufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d'une pitié souriante, il n'avait pas envie de crever la faim, en s'échinant pour les autres. Ce gaillard-là, toutefois, comme disait Coupeau, ne vivait pas de l'air du temps. Oh ! c'était un malin, il savait s'arranger, il bibelotait quelque commerce, car enfin il montrait une figure de prospérité, il lui fallait bien quelque de l'argent pour se payer du linge blanc et des cravates de fils de famille. Un matin, le zingueur l'avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre. La vraie vérité était que Lantier, très-bavard sur les autres, se taisait ou mentait quand il s'agissait de lui. Il ne voulait même pas dire où il demeurait. Non, il logeait chez un ami, là-bas, au diable, le temps de trouver une belle situation ; et il défendait aux gens de venir le voir, parce qu'il n'y était jamais.
___— On rencontre dix positions pour une, expliquait-il souvent. Seulement, ce n'est pas la peine d'entrer dans des boîtes où l'on ne restera pas vingt-quatre heures… Ainsi, j'arrive un lundi comme notre ami chez Champion, à Montrouge. Le soir, Champion m'embête sur la politique ; il n'avait pas les mêmes idées que moi. Eh bien ! le mardi matin, je filais, attendu que nous ne sommes plus au temps des esclaves et que je ne veux pas me vendre pour sept francs par jour.
___On était alors dans les premiers jours de novembre. Lantier apporta galamment de petits des bouquets de violettes, qu'il distribuait à Gervaise et aux deux ouvrières. Peu à peu, il multiplia ses visites, il vint presque tous les jours. Il paraissait vouloir faire la conquête de la maison, du quartier entier ; et il commença par séduire Clémence et madame Putois, auxquelles il témoignait, sans distinction d'âge, les attentions les plus empressées. Au bout d'un mois, les deux ouvrières l'adoraient. Les Boche, qu'il flattait beaucoup en allant les saluer dans leur loge, s'extasiaient sur sa politesse, le défendairent violemment. Quant aux Lorilleux, lorsqu'ils surent quel était ce monsieur, arrivé au dessert, le jour de la fête, ils vomirent d'abord mille horreurs contre Gervaise, qui osait introduire ainsi son ancien individu dans son ménage. Mais, un jour, Lantier monta chez eux, se présenta si bien en leur commandant une chaîne pour une dame de sa connaissance, qu'ils lui dirent de s'asseoir et le gardèrent une heure, charmés de sa conversation ; même, ils se demandaient comment un homme si distingué avait pu vivre avec la Banban. Enfin, les visites du chapelier chez les Coupeau n'indignaient plus personne, et semblaient naturelles, tant il avait réussi à se mettre dans les bonnes grâces de toute la rue de la Goutte-d'Or. Goujet seul restait sombre. S'il se trouvait là, quand l'autre arrivait, il prenait la porte, pour ne pas être obligé de lier connaissance avec ce particulier.
___Cependant, au milieu de cette coqueluche de tendresse pour Lantier, Gervaise, les premières semaines, vécut dans un grand trouble. Elle éprouvait au creux de l'estomac cette chaleur dont elle s'était sentie brûlée, le jour des confidences de Virginie. Sa grande peur venait de ce qu'elle redoutait d'être sans force contre lui, s'il la surprenait un soir toute seule et s'il s'avisait de l'embrasser. Elle pensait trop à lui, elle restait trop pleine de lui. Mais, lentement, elle se calma, en le voyant si convenable, ne la regardant pas en face, ne la touchant pas du bout des doigts, quand les autres avaient le dos tourné. Puis, Virginie, qui semblait lire en elle, lui faisait honte de ses vilaines pensées. Pourquoi tremblait-elle ? On ne pouvait pas rencontrer un homme plus gentil. Bien sûr, elle n'avait plus rien à craindre de lui. Et la grande brune manœuvra un jour de façon à les pousser tous deux dans un coin et à mettre la conversation sur le sentiment. Lantier déclara d'une voix grave, en choisissant les termes, que son cœur était mort, qu'il voulait désormais se consacrer uniquement au bonheur de son fils. Il ne parlait jamais de Claude, qui était toujours dans le Midi. Il embrassait Étienne sur le front en arrivanttous les soirs, ne savait que lui dire si l'enfant restait là, l'oubliait pour entrer en compliments avec Clémence. Alors, Gervaise, tranquillisée, sentit mourir en elle le passé. La présence de Lantier usait ses souvenirs de Plassans et de l'hôtel Boncœur. À le voir sans cesse, elle ne le rêvait plus, elle devenait toute froide. Même elle se trouvait prise d'une répugnance à la pensée de leurs anciens rapports. Oh ! c'était fini, bien fini. S'il se risquait un soir àosait un jour lui demander ça, elle lui répondrait par une paire de claques, elle se confierait plutôt à Coupeau. Maintenant, elle se sentait très-forteinstruirait plutôt son mari. Et, de nouveau, elle songeait sans remords, avec une douceur extraordinaire, à la bonne amitié de Goujet.
___En arrivant un matin à l'atelier, Clémence raconta qu'elle avait (4) rencontré la veille, vers onze heures, monsieur Lantier donnant le bras à une femme. Elle disait cela en mots très-sales, avec de la méchanceté par dessous, pour voir la tête de la patronne. Oui, monsieur Lantier grimpait la rue Notre-Dame de Lorette ; la femme était blonde, un de ces chameaux du boulevard à moitié crevés, le derrière nu sous leur robe de soie. Et elle les avait suivis, par blague. Le chameau était entré chez un charcutier acheter des crevettes et du jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld, M. Lantier avait posé sur le trottoir, devant la maison, le nez en l'air, en attendant que la petite, montée toute seule, lui eût fait par la fenêtre le signe de la rejoindre. Mais Clémence eut eût (5) beau ajouter des commentaires dégoûtants, Gervaise continuait à repasser tranquillement une robe blanche. Par moments, l'histoire lui mettait aux lèvres un petit sourire. Ces Provençaux, disait-elle, étaient tous enragés après les femmes ; il leur en fallait quand même ; ils en auraient ramassé sur une pelle dans un tas d'ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva, elle s'amusa des taquineries de Clémence, qui l'intriguait avec sa blonde. D'ailleurs, il semblait flatté d'avoir été aperçu. Mon Dieu ! c'était une ancienne amie, qu'il voyait encore de temps à autre, lorsque ça ne devait déranger personne ; une fille très-chic, du reste, meublée en palissandre ; et il citait d'anciens amants à elle, un vicomte, un grand marchand de faïence, le fils d'un notaire. Lui, aimait les femmes qui sentent bonembaument. Il mettaitpoussait sous le nez de Clémence son mouchoir, que la petite lui avait parfumé, lorsque Étienne rentra. Alors, il prit son air grave, il baisa l'enfant, en ajoutant que la rigolade ne tirait pas à conséquence et que son cœur était mort. Gervaise, penchée sur son ouvrage, hocha la tête d'un air d'approbation. Et ce fut encore Clémence qui porta la peine de sa méchanceté, car elle avait bien senti Lantier la pincer déjà deux ou trois fois, sans avoir l'air, et elle crevait de jalousie de ne pas puer le musc comme le chameau du boulevard.
___Quand le printemps revint, Lantier, tout à fait de la maison, parla d'habiter le quartier, afin d'être plus près de ses amis. Il voulait une chambre meublée dans une maison propre. Madame Boche, Gervaise elle-même, se mirent en quatre pour lui trouver ça. On fouilla les rues voisines. Mais il était trop difficile, il désirait une grande cour, il demandait un rez-de-chaussée, enfin toutes les commodités imaginables. Et maintenant, chaque soir, chez les Coupeau, il semblait mesurer la hauteur des plafonds, étudier la distribution des pièces, convoiter un logement pareil. Oh ! il n'aurait pas demandé autre chose, il se serait volontiers creusé un trou dans ce coin tranquille et chaud. Puis, il terminait chaque fois son examen par cette phrase :
___— Sapristi, vous êtes joliment bien, tout de même !
___Un soir, comme il avait dîné là et qu'il lâchait la sa phrase au dessert, Coupeau, qui s'était mis à le tutoyer, lui cria brusquement :
___— Faut rester ici, ma vieille, si le cœur t'en dit… On s'arrangera…
___Et il expliqua que la chambre au linge sale, nettoyée, ferait une jolie pièce. Étienne coucherait dans la boutique, sur un matelas jeté par terre, voilà tout.
___— Non, non, répétait dit (6) Lantier, je ne puis pas accepter. Ça vous gênerait trop. Je sais que c'est de bon cœur, mais on aurait trop chaud les uns sur les autres… Puis, vous savez, chacun sa liberté. Il me faudrait traverser votre chambre, et ça ne serait pas toujours drôle.
___— Ah ! l'animal ! reprit le zingueur étranglant de rire, tapant sur la table pour s'éclaircir la voix, il songe toujours aux bêtises !… Mais, bougre de serin, on est inventif ! Pas vrai ? il y a deux fenêtres, dans la pièce. Eh bien ! on en colle une par terre, on en fait une porte. Alors, comprends-tu, tu entres par la cour, nous bouchons même cette porte de communication, si ça nous plaît. Ni vu ni connu, tu es chez toi, nous sommes chez nous.
___Il y eut un silence. Le chapelier murmurait :
___— Ah ! oui, de cette façon, je ne dis pas… Et encore non, je serais trop sur votre dos.
___Il évitait de regarder Gervaise. Mais il attendait évidemment un mot de sa part pour accepter. Celle-ci était très contrariée de l'idée de son mari ; non pas que la pensée de voir Lantier demeurer chez eux la blessât ni l'inquiétât beaucoup ; mais elle se demandait où elle mettrait son linge sale. Cependant, le zingueur faisait valoir les avantages de l'arrangement. Le loyer de cinq cents francs avaient avait toujours été un peu fort. Eh bien ! le camarade leur paierait la chambre toute meublée vingt francs par mois ; ce ne serait pas cher pour lui, et ça les aiderait au moment du terme. Il ajouta qu'il se chargeait de manigancer, sous leur lit, une grande caisse où tout le linge sale du quartier pourrait tenir. Alors, Gervaise hésita, parut consulter du regard maman Coupeau, que Lantier avait conquise depuis des mois, en lui apportant des boules de gomme pour son catarrhe.
___— Vous ne nous gêneriez pas, bien sûr, finit-elle par dire. Il y aurait moyen de s'organiser…
___— Non, non, merci, répéta le chapelier. Vous êtes trop gentils, ce serait abuser.
___Coupeau, cette fois, éclata. Est-ce qu'il allait faire son andouille encore longtemps ? Quand on lui disait que c'était de bon cœur ! Il leur rendrait service, là, comprenait-il ! Puis, d'une voix furibonde, il gueula :
___— Étienne ! Étienne !
___Le gamin s'était endormi sur la table. Il leva la tête en sursaut.
___— Écoute, dis-lui que tu le veux… Oui, à ce monsieur-là… Dis-lui bien fort : Je le veux !
___— Je le veux ! bégaya Étienne, la bouche empâtée de sommeil.
___Tout le monde se mit à rire. Mais Lantier reprit bientôt son air grave et pénétré. Il serra la main de Coupeau, par- dessus la table, en disant :
___— J'accepte… C'est de bonne amitié de part et d'autre, n'est-ce pas ? Oui, j'accepte pour l'enfant.
___Dès le lendemain, le propriétaire, M. Marescot, étant venu passer une heure dans la loge des Boche, Gervaise lui parla de l'affaire. Il se montra d'abord inquiet, refusant, se fâchant, comme si elle lui avait demandé d'abattre toute une aile de sa maison. Puis, après une inspection minutieuse des lieux, lorsqu'il eut regardé en l'air pour voir si les étages supérieurs n'allait allaient pas être ébranlés, il finit par donner l'autorisation, mais à la condition de ne supporter aucun frais ; et les Coupeau durent lui signer un papier, dans lequel ils s'engageaient à rétablir les choses en l'état, à l'expiration de leur bail. Le soir même, le zingueur amena des camarades, un maçon, un menuisier, un peintre, de bons zigs qui feraient cette bricole-là après leur journée, histoire de rendre service. La pose de la nouvelle porte, le nettoyage de la pièce, n'en coûtèrent pas moins une centaine de francs, sans compter les litres dont on arrosa la besogne. Le zingueur dit aux camarades qu'il leur paierait ça plus tard, avec le premier argent de son locataire. Ensuite, il fut question de meubler la pièce. Gervaise y laissa l'armoire de maman Coupeau ; elle ajouta une table et deux chaises, prises dans sa propre chambre ; il lui fallut enfin acheter une table-toilette et un lit, avec la literie complète, en tout cent trente francs, qu'elle devait payer à raison de dix francs par mois. Si, pendant une dizaine de mois, les vingt francs de Lantier se trouvaient mangés à l'avance par les dettes contractées, plus tard il y aurait un joli bénéfice.
___Ce fut dans les premiers jours de juin que l'installation du chapelier eut lieu. La veille, Coupeau avait offert d'aller avec lui chercher sa malle, pour lui éviter les trente sous d'un fiacre. Mais l'autre était resté gêné, disant que sa malle pesait trop lourd, comme s'il avait voulu cacher jusqu'au dernier moment l'endroit où il logeait. Il arriva dans l'après-midi, vers trois heures. Coupeau ne se trouvait pas là. Et Gervaise, à la porte de la boutique, devint toute pâle, en reconnaissant la malle sur le fiacre. C'était son leur ancienne malle, celle avec laquelle elle avait fait le voyage de Plassans, aujourd'hui écorchée, cassée, tenue par des cordes. Elle la voyait revenir comme souvent elle l'avait rêvé, et elle pouvait s'imaginer que le même fiacre, le fiacre où cette garce de brunisseuse s'était fichue d'elle, la lui rapportait. Cependant, Boche donnait un coup de main à Lantier par excès de complaisance, car la malle ne pesait rien du tout. La blanchisseuse les suivit, muette, un peu étourdie. Quand ils eurent déposé leur fardeau au milieu de la chambre, elle dit pour parler :
___— Hein ? voilà une bonne affaire de faite ?
___Puis, se remettant, voyant que Lantier, occupé à dénouer les cordes, ne la regardait seulement pas, elle ajouta :
___— Monsieur Boche, vous allez boire un coup.
___Et elle alla chercher un litre et des verres. Justement, Poisson, en tenue, passait sur le trottoir. Elle lui adressa un petit signe, clignant les yeux, avec un sourire. Le sergent de ville comprit parfaitement. Quand il était de service, et qu'on battait de l'œil, ça voulait dire qu'on lui offrait un verre de vin. Même, il se promenait des heures devant la blanchisseuse, à attendre qu'elle battît de l'œil. Alors, pour ne pas être vu, il passait par la cour, il sifflait son verre en se cachant.
___— Ah ! ah ! dit Lantier, quand il le vit entrer, c'est vous, Badinguet !
___Il l'appelait BadinguetBadingue !
___Il l'appelait Badingue par blague, pour se ficher de l'empereur. Poisson acceptait ça de son air raide, sans qu'on pût savoir si ça l'embêtait au fond. D'ailleurs, les deux hommes, quoique séparés par leurs convictions politiques, étaient devenus très bons amis.
___— Vous savez que l'empereur a été sergent de ville à Londres, dit à son tour Boche. Oui, ma parole ! il ramassait les femmes soûles.
___Gervaise pourtant avait rempli trois verres sur la table. Elle, ne voulait pas boire, se sentait le cœur tout barbouillé. Mais elle restait, elle s'était assise, regardant Lantier enlever les dernières cordes, prise du besoin de savoir ce que contenait la malle. Elle se souvenait, dans un coin, d'un tas de chaussettes, de deux chemises sales, d'un vieux chapeau. Est-ce que ces choses étaient encore là ? est-ce qu'elle allait retrouver les loques du passé. passé ? Lantier, avant de soulever le couvercle, prit son verre et trinqua.
___— À votre santé.
___— À la vôtre, répondirent Boche et Poisson.
___La blanchisseuse remplit de nouveau les verres. Les trois hommes s'essuyaient les lèvres de la main. Enfin, le chapelier ouvrit la malle. Elle était pleine d'un pêle-mêle de journaux, de livres, de vieux vêtements, de linge en paquets. Il en tira successivement une casserole, une paire de bottes, un buste de Ledru-Rollin avec le nez cassé, une chemise brodée, un pantalon de travail. Et Gervaise, penchée, sentait monter une odeur de tabac, une odeur d'homme malpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu'on voit de sa personne. Non, le vieux chapeau n'était pas plus (7) dans le coin de gauche. Il y avait là une pelote qu'elle ne connaissait pas, quelque cadeau de femme. Alors, elle se calma, elle éprouva une vague tristesse, continuant à suivre les objets, en se demandant s'ils étaient de son temps ou du temps des autres.
___— Dites donc, BadinguetBadingue, vous ne connaissez pas ça ? reprit Lantier.
___Il lui mettait sous le nez un petit livre imprimé à Bruxelles : les Amours de Napoléon III, orné de gravures. On y racontait, entre autres anecdotes, comment l'empereur avait séduit la fille d'un cuisinier, âgée de treize ans ; et l'image représentait Napoléon III, les jambes nues, ayant gardé le grand cordon de la Légion d'honneur sur son habit brodéseulement le grand cordon de la Légion d'honneur, poursuivant une jeune fillegamine qui se dérobait à sa luxure.
___— Ah ! c'est bien ça ! s'écria Boche, dont les instincts sournoisement voluptueux étaient flattés. Ça arrive toujours comme ça !
___Poisson restait saisi, consterné ; et il ne trouvait pas un mot pour défendre l'empereur. C'était dans un livre, il ne pouvait pas dire non. Alors, Lantier lui poussant toujours l'image sous le nez d'un air goguenard, il laissa échapper ce cri, en arrondissant les bras :
___— Eh bien, après ? Est-ce que ce n'est pas dans la nature ?
___Lantier eut le bec cloué par cette réponse. Il rangea ses livres et ses journaux sur une planche de l'armoire ; et comme il paraissait désolé de ne pas avoir une petite bibliothèque, pendue au dessus de la table, Gervaise promit de lui en procurer une. Il possédait l'Histoire de dix ans, de Louis Blanc, moins le premier volume, qu'il n'avait jamais eu d'ailleurs ; il possédait également, les Girondins, de Lamartine, en livraisons à deux sous, les Mystères de Paris et le Juif-Errant, d'Eugène Sue, sans compter un tas de bouquins philosophiques et humanitaires, ramassés chez les marchands de vieux clous. Mais il couvait surtout ses journaux d'un regard attendri et respectueux. C'était une collection faite par lui, depuis des années. Chaque fois qu'au café il lisait dans un journal un article réussi et selon ses idées, il achetait le journal et , il le gardait. Il en avait ainsi un paquet énorme, de toutes les dates et de tous les titres, empilés sans ordre aucun. Quand il eut sorti ce paquet du fond de la malle, il donna dessus des tapes amicales, en disant aux deux autres :
___— Vous voyez ça ? eh bien, c'est à papa, personne ne peut se flatter d'avoir quelque chose d'aussi chouette… Ce qu'il y a là dedans, vous ne vous l'imaginez pas. C'est-à-dire que, si on appliquait la moitié de ces idées, ça nettoyeraitnettoierait du coup la société. Oui, votre empereur et tous ses roussins boiraient un bouillon…
___Mais il fut interrompu par le sergent de ville, dont les moustaches et l'impériale rouges remuaient dans sa face blême.
___— Et l'armée, dites donc, qu'est-ce que vous en faites ?
___Alors, Lantier s'emporta. Il criait en donnant des coups de poing sur ses journaux :
___— Je veux la suppression du militarisme, la fraternité des peuples… Je veux l'abolition des privilèges, des titres et des monopoles… Je veux l'égalité des salaires, la répartition des bénéfices, la glorification du prolétariat… Toutes les libertés, entendez-vous ! toutes !… Et le divorce !
___— Oui, oui, le divorce, pour la morale ! appuya Boche.
___Poisson avait pris un air majestueux. Il répondit :
___— Pourtant, si je n'en veux pas de vos libertés, je suis bien libre.
___— Si vous n'en voulez pas, si vous n'en voulez pas… bégaya Lantier, que la passion étranglait. Non, vous n'êtes pas libre !… Si vous n'en voulez pas, je vous foutrai à Cayenne, moi ! oui, à Cayenne, avec votre empereur et tous les cochons de sa bande !
___Ils s'empoignaient ainsi, à chacune de leurs rencontres. Gervaise, qui n'aimait pas les discussions, intervenait d'ordinaire. Elle sortit de la torpeur où la plongeait la vue de la malle, toute pleine du parfum gâté de son ancien amour ; et elle montra les verres aux trois hommes.
___— C'est vrai, dit Lantier, subitement calmé, prenant son verre. À la vôtre.
___— À la vôtre, répondirent Boche et Poisson, qui trinquèrent avec lui.
___Cependant, Boche se dandinait, travaillé par une inquiétude, regardant le sergent de ville du coin de l'œil.
___— Tout ça entre nous, n'est-ce pas, monsieur Poisson ? murmura-t-il enfin. On vous montre et on vous dit des choses…
___Mais Poisson ne le laissa pas achever. Il mit la main sur son cœur, comme pour expliquer que tout restait là. Il n'allait pas moucharder des amis, bien sûr. Et, Coupeau étant arrivé, on vida un second litre. Le sergent de ville fila ensuite par la cour, reprit sur le trottoir sa marche raide et sévère, à pas comptés.
___Dans les premiers temps, tout fut en l'air chez la blanchisseuse. Lantier avait bien sa chambre séparée, son entrée, sa clef ; mais, comme au dernier moment on s'était décidé à ne pas condamner la porte de communication, il arrivait que, le plus souvent, il passait par la boutique. Le linge sale aussi embarrassait beaucoup Gervaise, car son mari ne s'occupait pas de la grande caisse dont il avait parlé ; et elle se trouvait réduite à fourrer le linge un peu partout, dans les coins, principalement sous son lit, ce qui manquait d'agrément pendant les nuits d'été. Enfin, elle était très ennuyée d'avoir chaque soir à faire le lit d'Étienne au beau milieu de la boutique ; lorsque les ouvrières veillaient, l'enfant dormait sur une chaise, en attendant. Aussi Goujet lui ayant parlé d'envoyer Étienne à Lille, où son ancien patron, un mécanicien, demandait des apprentis, elle fut séduite par ce projet, d'autant plus que le gamin, peu heureux à la maison, désireux d'être son maître et de voir le monde, la suppliait de consentir. Seulement, elle craignait un refus net de la part de Lantier. Il était venu habiter chez eux, uniquement pour se rapprocher de son fils ; il n'allait pas vouloir le perdre juste quinze jours après son installation. Pourtant, quand elle lui parla en tremblant de l'affaire, il approuva beaucoup l'idée, en disant que les jeunes ouvriers ont besoin de voir du pays. Le matin où Étienne partit, il lui fit un discours sur ses droits, puis il l'embrassa, en disantil déclama :
___— Souviens-toi que le producteur n'est pas un esclave, mais que quiconque n'est pas un producteur est un frelon.
___Alors, peu à peu, le train train de la maison reprit, tout se calma et s'assoupit dans de nouvelles habitudes. Gervaise s'était accoutumée à la débandade du linge sale, aux continuelles allées et venues de Lantier. Celui-ci parlait toujours de ses grandes affaires ; il sortait parfois, bien peigné, avec du linge blanc, disparaissait, découchait même, puis rentrait en affectant d'être éreinté, d'avoir la tête cassée, comme s'il venait de discuter, vingt-quatre heures durant, les plus graves intérêts. La vérité était qu'il la coulait douce. Oh ! il n'y avait pas de danger qu'il empoignât des durillons aux mains ! Il se levait d'ordinaire à vers dix heures, faisait une promenade l'après-midi, si la couleur du soleil lui plaisait, ou bien, les jours de pluie, restait dans la boutique à parcouriroù il parcourait son journal. C'était son milieu, il crevait d'aise parmi les jupes, se fourrait au plus épais des femmes, adorant leurs gros mots, les poussant à en dire, tout en gardant lui-même un langage choisi ; et ça expliquait pourquoi il aimait tant à se frotter aux blanchisseuses, des filles pas bégueules. Lorsque Clémence lui dévidait son chapelet, il demeurait tendre et souriant, en tordant ses minces moustaches. L'odeur de l'atelier, ces ouvrières en sueur qui tapaient les fers de leurs bras nus, tout ce coin pareil à une alcôve où traînait le déballage des dames du quartier, semblait être pour lui le trou rêvé, un refuge longtemps cherché de paresse et de jouissance.
___Dans les premiers temps, Lantier mangeait chez François, au coin de la rue des Poissonniers. Mais, sur les sept jours de la semaine, il dînait avec les Coupeau trois et quatre fois ; si bien qu'il finit par leur offrir de prendre pension chez eux : il leur donnerait vingtquinze francs chaque samedi. Alors, il ne quitta plus la maison, il s'installa tout à fait. On le voyait du matin au soir aller de la boutique à la chambre du fond, en bras de chemise, haussant la voix, ordonnant ; il répondait même aux pratiques, il menait la baraque. Le vin de François lui ayant déplu, il persuada à Gervaise d'acheter désormais son vin au charbonnier d'à côté, Vigourouxchez Vigouroux, le charbonnier d'à côté, dont il allait pincer la femme avec Boche, en faisant les commandes. Puis, ce fut le pain de Coudeloup qu'il trouva mal cuit, on ; et il envoya Augustine chercher le pain à la boulangerie viennoise du faubourg Poissonnière, chez Meyer. Il changea aussi Lehongre, l'épicier, et ne garda que le boucher de la rue Polonceau, le gros Charles, à cause de ses opinions politiques. Au bout d'un mois, il voulut mettre toute la cuisine à l'huile. Comme disait Clémence, en le blaguant, la tache d'huile reparaissait ⊂⊃ quand même chez ce sacré Provençal. Il faisait lui-même les omelettes, des omelettes retournées des deux côtés, rissolées commeplus rissolées que des crêpes, si fermes qu'on aurait dit des galettes. Il surveillait maman Coupeau, exigeant les biftecks très cuits, pareils à des semelles de soulier, ajoutant de l'ail partout, se fâchant si l'on coupait de la fourniture dans la salade, des mauvaises herbes, criait-il, parmi lesquelles pouvait bien se glisser du poison. Mais son grand régal était un certain potage, du vermicelle cuit à l'eau, très épais, où il versait la moitié d'une bouteille d'huile. Lui seul en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour s'être un jour risqués à y goûter, avaient failli rendre tripes et boyaux.
___Peu à peu, Lantier en était venu également à s'occuper des affaires de la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujours pour sortir de leur poche les cent sous de la maman Coupeau, il avait expliqué à celle-ci qu'elle qu'on pouvait leur intenter un procès. Est-ce qu'ils se fichaient du monde ! c'étaient dix francs qu'ils devaient donner par mois ! Et il montait lui-même chercher les dix francs, d'un air si hardi et si aimable, que la chaîniste n'osait pas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle aussi, donnait deux pièces de cent sous. Maman Coupeau aurait baisé les mains de Lantier, qui jouait encoreen outre le rôle de grand arbitre, dans les querelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand la blanchisseuse, prise d'impatience, rudoyait sa belle-mère, et que celle-ci allait pleurer sur son lit, il les bousculait toutes les deux, les forçait à s'embrasser, en leur demandant si elles croyaient amuser le monde avec leurs bons caractères. C'était comme Nana : on l'élevait joliment mal, à son avis. En cela, il n'avait pas tort, car lorsque le père tapait dessus, la mère soutenait la gamine, et lorsque la mère à son tour cognait, le père faisait une scène. Nana, ravie de voir ses parents se manger, se sentaitsentant excusée à l'avance, commettait les cent dix-neuf coups. À présent, elle avait inventé d'aller jouer dans la maréchalerie en face ; elle se balançait la journée entière aux brancards des charrettes ; elle se cachait avec des bandes de voyouxvoyous (8) au fond de la cour blafarde, éclairée du reflet feu rouge de la forge ; et, brusquement, elle reparaissait, courant, criant, dépeignée et barbouillée, ⊂⊃suivie de la queue des voyous, comme si une volée des marteaux venait de mettre toutes ces saloperies d'enfants en fuite. Lantier seul pouvait la gronder ; et encore elle savait joliment le prendre. Cette merdeuse de dix ans marchait comme une dame devant lui, se balançait, le regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice. Il avait fini par se charger de son éducation : il lui apprenait à danser et à parler patois.
___Une année s'écoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait que Lantier avait des rentes, car c'était la seule façon de s'expliquer le grand train des Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait à gagner de l'argent ; mais maintenant qu'elle nourrissait deux hommes à ne rien faire, la boutique pour sûr ne pouvait pas (9) suffire ; d'autant plus que la boutique devenait moins bonne, des pratiques s'en allaient, les ouvrières godaillaient du matin au soir. La vérité était que Lantier ne payait pas même sa chambre et sa nourriturerien, ni loyer ni nourriture. Les premiers mois, il avait bien donné des à-compteacomptes ; puis, il s'était contenté de parler d'une grosse somme qu'il devait toucher, grâce à laquelle il s'acquitterait plus tard, en un coup. Gervaise depuis lors n'osait plus lui demander un centime. Elle prenait le pain, le vin, la viande à crédit. Les notes montaient partout, ça marchait par des trois francs et des quatre francs chaque jour. Elle n'avait pas allongé un sou au marchand de meubles ni aux trois camarades, le maçon, le menuisier et le peintre. Tout ce monde-là commençait à grogner, on devenait moins poliepoli pour elle dans les magasins. Mais elle était comme grisée par la fureur de la dette ; elle s'étourdissait, prenaitchoisissait les choses les plus chères, se lâchait dans sa gourmandise depuis qu'elle ne payait plus ; et elle restait très-honnête au fond, rêvant de gagner tout d'un coupdu matin au soir des centaines de francs, elle ne savait pas trop de quelle façon, pour distribuer des poignées de pièces de cent sous à ses fournisseurs. Enfin, elle s'enfonçait, et à mesure qu'elle dégringolait, elle parlait d'élargir ses affaires. Pourtant, vers le milieu de l'été, la grande Clémence était partie, parce qu'il n'y avait plus pas assez de travail pour deux ouvrières et qu'elle attendait son argent pendant des semaines. Au milieu de cette débâcle, Coupeau et Lantier se faisaient des joues. Les gaillards, attablés jusqu'au menton, bouffaient la boutique, s'engraissaient de la ruine de l'établissement ; et ils s'excitaient l'un l'autre à mettre les morceaux doubles, et ils se tapaient sur le ventre en rigolant, au dessert, histoire de digérer plus vite.
___Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoir si réellement Lantier s'était remis avec Gervaise. Là-dessus, les avis se partageaient. À entendre les Lorilleux, la Banban faisait tout pour repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d'elle, la trouvait trop décatie, avait en ville des petites filles d'une frimousse autrement torchée. Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse, dès la première nuit, s'en était allée retrouver son ancien époux, aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé. Tout ça, d'une façon comme d'une autre, ne semblait guère propre ; mais il y a tant de saletés dans la vie, et de plus grosses, que les gens finissaient par trouver ce ménage à trois naturel, gentil même, car on ne s'y battait jamais et les convenances étaient gardées. Certainement, si l'on avait mis le nez dans d'autres intérieurs du quartier, on se serait empoisonné davantage. Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons enfants. Tous les trois se livraient à leur petite cuisine, se culottaient et couchotaient ensemble à la papa, sans empêcher les voisins de dormir. Puis, le quartier restait conquis par les bonnes manières de Lantier. Cet enjôleur fermait le bec à toutes les bavardes. Même, dans le doute où l'on se trouvait de ses rapports avec Gervaise, quand la fruitière niait les rapportrapports devant la tripière, celle-ci semblait dire que c'était vraiment dommage, parce qu'enfin ça rendait les Coupeau moins intéressants.
___Cependant, Gervaise vivait tranquille de ce côté, ne pensait guère à ces ordures. Les choses en vinrent au point qu'on l'accusâtaccusa de manquer de cœur. Dans la famille même on ne comprenait pas sa rancune contre le chapelier. Madame Lerat, qui adorait se fourrer entre les amoureux, venait tous les soirs ; et elle traitait Lantier d'homme irrésistible, dans les bras duquel les dames les plus huppées devaient tomber. Madame Boche n'aurait pas répondu de sa vertu, si elle avait eu dix ans de moins. Une conspiration sourde, continue, grandissait, poussait lentement Gervaise, comme si toutes les femmes, autour d'elle, avaient dû se satisfaire, en lui donnant un amant. Mais Gervaise s'étonnait, ne découvrait pas chez Lantier tant de séductions. Sans doute, il était changé à son avantage : il portait toujours un paletot, il avait pris de l'éducation dans les cafés et dans les réunions politiques. Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait parfois jusqu'à l'âme par les deux trous de ses yeux, et retrouvait là un tas de choses, dont elle gardait un léger frisson. Enfin, si ça plaisait tant aux autres, pourquoi les autres ne se risquaient-elles pas à tâter du monsieur ? Ce fut ce qu'elle laissa entendre un jour à Virginie, qui se montrait la plus chaude. Alors, madame Lerat et Virginie, pour lui monter la tête, lui racontèrent les amours de Lantier et de la grande Clémence. Oui, elle ne s'était aperçue de rien ; mais, dès qu'elle sortait pour une course, le chapelier emmenait l'ouvrière dans sa chambre. Maintenant on les rencontrait ensemble, il devait l'aller voir chez elle.
___— Eh bien ? dit la blanchisseuse, la voix un peu tremblante, qu'est-ce que ça peut me faire ?
___Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, où des étincelles d'or luisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui en voulait donc, qu'elle tâchait de la rendre jalouse ? Mais la couturière prit son air bête, en répondant :
___— Ça ne peut rien vous faire, bien sûr… Seulement, vous devriez lui conseiller de lâcher cette fille avec laquelle il aura du désagrément.
___Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait de manières à l'égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnait une poignée de main, il lui gardait un instant les doigts entre les siens. Il la fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeux hardis, où elle lisait nettement ce qu'il lui demandait. S'il passait derrière elle, il enfonçait les genoux dans ses jupes, soufflait sur son cou, comme pour l'endormir. Pourtant, il attendit encore, avant d'être brutal et de se déclarer. Mais, un soir, se trouvant seul avec elle, il la poussa devant lui sans dire une parole, l'accula toute tremblante contre le mur, au fond de la boutique, et là voulut l'embrasser. Le hasard fit que Goujet entra juste à ce moment. Alors, elle se débattit, s'échappa. Et tous trois échangèrent quelques mots, comme si de rien n'était. Goujet, la face toute blanche, avait baissé le nez, en s'imaginant qu'il les dérangeait, qu'elle venait de se débattre pour ne pas être embrassée devant le monde.
___Le lendemain, Gervaise piétina dans la boutique, très-malheureuse, incapable de repasser un mouchoir ; elle avait besoin de voir Goujet, de lui expliquer comment Lantier la tenait contre le mur. Mais, depuis qu'Étienne était à Lille, elle n'osait plus entrer à la forge, où Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, l'accueillait avec des rires sournois. Pourtant, l'après-midi, cédant à son envie, elle prit un panier vide, elle partit sous le prétexte d'aller prendre des jupons chez sa pratique de la rue des Portes-Blanches. Puis, quand elle fut rue Marcadet, devant la fabrique de boulons, elle se promena à petite pas, comptant sur une bonne rencontre. Sans doute, de son côté, Goujet devait l'attendre, car elle n'était pas là depuis cinq minutes, qu'il sortit comme par hasard.
___— Tiens ! vous êtes en course, dit-il en souriant faiblement ; vous rentrez chez vous…
___Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos à la rue des Poissonniers. Et ils continuèrent à montermontèrent vers Montmartre, côte à côte, sans se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée de s'éloigner un peu de la fabrique, pour ne pas paraître se donner des rendez-vous devant la porte. La tête basse, ils suivaient la chaussée défoncée, au milieu du ronflement des usines. Puis, à deux cents pas, naturellement, comme s'ils avaient connu l'endroit, ils filèrent à gauche, toujours silencieux, et s'engagèrent dans un terrain vague. C'était, entre une scierie mécanique et une manufacture de boutons, une bande de prairie restée verte, avec des plaques jaunes d'herbe grillée ; une chèvre, attachée à un piquet, tournait en bêlant ; au fond, un arbre mort s'émiettait au grand soleil.
___— Vrai ! murmura Gervaise, on se croirait à la campagne.
___Ils allèrent s'asseoir sous l'arbre mort. La blanchisseuse mit son panier à ses pieds. En face d'eux, la butte Montmartre étageait ses rangées de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes de maigre verdure ; et, quand ils renversaient la tête davantage, ils apercevaient le large ciel d'une pureté ardente sur la ville, traversé au nord par un vol de petits nuages blancs. Mais la vive lumière les éblouissait, ils regardaient au ras de l'horizon plat les lointains crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout la respiration du mince tuyau de la scierie mécanique, qui soufflait des jets de vapeur, d'une haleine haletante et lourde. Ces gros soupirs semblaient soulager leur poitrine oppressée.
___— Oui, reprit Gervaise embarrassée par leur silence, je me trouvais en course, j'étais venuesortie…
___Après avoir tant souhaité une explication, tout d'un coup elle n'osait plus parler. Elle était prise d'une grande honte. Et elle sentait bien, cependant, qu'ils étaient venus là d'eux-mêmes, pour causer de ça ; même ils en causaient, sans avoir besoin de prononcer une parole. L'affaire de la veille restait entre eux comme un poids qui les gênait. Goujet allait la croire coupable si elle ne se défendait pas la première. Alors, prise d'une tristesse atroce,
___Alors, prise d'une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elle raconta l'agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin, après d'épouvantables douleurs.
___— Ça venait d'un coup de pied que lui avait allongé Bijard, disait-elle d'une voix douce et monotone. Le ventre a enflé. Sans doute, il lui avait cassé quelque chose à l'intérieur. Mon Dieu ! en trois jours, elle a été tortillée… Ah ! il y a, aux galères, des gredins qui n'en ont pas tant fait. Mais la justice aurait trop de besogne, si elle s'occupait des femmes crevées par leurs maris. Un coup de pied de plus ou de moins, n'est-ce pas ? ça ne compte pas, quand on en reçoit tous les jours. D'autant plus que la pauvre femme voulait sauver son homme de l'échafaud, et expliquait qu'elle s'était abîmé le ventre en tombant sur un baquet… Elle a hurlé toute la nuit avant de passer.
___Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poings crispés.
___— Il n'y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avait sevré son dernier, le petit Jules ; et c'est encore une chance, car l'enfant ne pâtira pas… N'importe, voilà cette gamine de Lalie chargée de deux mioches. Elle n'a pas huit ans, mais elle est sérieuse et raisonnable comme une vraie mère. Avec ça, son père la roue de coups… Vrai,Ah bien ! on rencontre des êtres qui sont nés pour souffrir.
___Goujet la regarda et dit brusquement, les lèvres tremblantes :
___— Vous m'avez fait de la peine, hier, oh ! oui, beaucoup de peine…
___Gervaise, pâlissant, avait joint les mains. Mais lui, continuait :
___— Je sais, ça devait arriver… Seulement, vous auriez dû vous confier à moi, m'avouer ce qu'il en était, pour ne pas me laisser dans des idées…
___Il ne put achever. Elle s'était levée, en comprenant que Goujet la croyait remise avec Lantier, comme le quartier l'affirmait. Et, les bras tendus, elle cria :
___— Non, non, je vous jure… Il me poussait, il allait m'embrasser, c'est vrai ; mais sa figure n'a pas même touchéetouché la mienne, et c'était la première fois qu'il essayait… Oh ! tenez, sur ma vie, sur celle de mes enfants, sur tout ce que j'ai de plus sacré !
___Cependant, le forgeron hochait la tête. Il se méfiait, parce que les femmes disent toujours non. Gervaise alors devint très grave, reprit lentement :
___— Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guère menteuse… Eh bien ! non, ça n'est pas, ma parole d'honneur !… Jamais ça ne sera, entendez-vous ? jamais ! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la dernière des dernières, je ne mériterais plus l'amitié d'un honnête homme comme vous.
___Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine de bonne foi et de véritéfranchise, qu'il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant, il respirait à l'aise, il riait en dedans. C'était la première fois qu'il lui tenait ainsi la main et qu'il la gardaitla main et qu'il la serrait dans la sienne. Tous deux restèrent muets. Au ciel, le vol de nuages blancs nageait avec une lenteur de cygne. Dans le coin du champ, la chèvre s'était tournée vers eux, les regardaientregardait en poussant à de longs intervalles réguliers un bêlement très-doux. Et, sans se lâcher les doigts, les yeux noyés d'attendrissement, ils se perdaient au loin, sur la pente de Montmartre blafard, au milieu de la haute futaie des cheminées d'usine rayant l'horizon, dans cette banlieue plâtreuse et désolée, où les bosquets verts des cabarets borgnes les touchaient jusqu'aux larmes.
___— Votre mère m'en veut, je le sais, reprit Gervaise à voix basse. Ne dites pas non… Nous vous devons tant d'argent !
___Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui serrasecoua la main, à la briser. Il ne voulait pas qu'elle parlât de l'argent. Puis, il hésita, il bégaya enfin :
___— Écoutez, il y a longtemps que je songe à vous proposer une chose… Vous n'êtes pas heureuse. Ma mère assure que la vie tourne mal pour vous…
___Il s'arrêta, un peu étouffé.
___— Eh bien ! il faut nous en aller ensemble.
___Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d'abord, surprise par cette rude déclaration d'un amour dont il n'avait jamais ouvert les lèvres.
___— Comment ça ? demanda-t-elle.
___— Oui, continua-t-il la tête basse, nous nous en irions, nous vivrions quelque part, en Belgique si vous voulez… C'est presque mon pays… En travaillant tous les deux, nous serions vite à notre aise.
___Alors, elle devint très-rouge. Il l'aurait prise contre lui pour l'embrasser, qu'elle aurait eu moins de honte. C'était un drôle de garçon tout de même, de lui proposer un enlèvement, comme cela se passe dans les romans et dans la haute société. Ah bien ! autour d'elle, elle voyait des ouvriers faire la cour à des femmes mariées ; mais ils ne les menaient pas même à Saint-Denis, ça se passait sur place, et carrément.
___— Oh ! Ah ! monsieur Goujet, monsieur Goujet… murmurait-elle, sans trouver autre chose.
___— Enfin, voilà, nous ne serions que tous les deux, dit- reprit-il. Les autres me gênent, vous comprenez ?… Quand j'ai de l'amitié pour une personne, je ne peux pas voir cette personne avec d'autres.
___Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d'un air raisonnable.
___— Ce n'est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait très mal… Je suis mariée, n'est-ce pas ? j'ai des enfants… Je sais bien que vous avez de l'amitié pour moi et que je vous fais de la peine. Seulement, nous aurions des remords, nous ne goûterions pas de plaisir… Moi aussi, j'éprouve de l'amitié pour vous, j'en éprouve trop pour vous laisser commettre des bêtises. Et ce seraient des bêtises, bien sûr… Non, voyez-vous, il vaut mieux demeurer comme nous sommes. Nous nous estimons, nous nous trouvons d'accord de sentiment. C'est beaucoup, ça m'a soutenue plus d'une fois. Quand on reste honnête, dans notre position, on en est joliment récompensé.
___Il hochait la tête, en l'écoutant. Il l'approuvait, il ne pouvait pas dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, il la prit entre ses bras, la serra à l'écraser, lui posa un baiser furieux sur le cou, comme s'il avait voulu lui manger la peau. Puis, il la lâcha, sans demander autre chose ; et il ne parla plus de leur amour. Elle se secouait, elle ne se fâchait pas, comprenant que tous deux avaient bien gagné ce petit plaisir.
___Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grand frisson, s'écartait d'elle, pour ne pas céder à l'envie de la reprendre ; et il se traînait sur les genoux, ne sachant à quoi occuper ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu'il jetait de loin dans son panier. Il y avait là, au milieu de la nappe d'herbe brûlée, des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, ce jeu le calma, l'amusa. De ses doigts raidis par le travail du marteau, il cassait délicatement les fleurs, les lançait une à une, et ses yeux de bon chien riaient, lorsqu'il ne manquait pas la corbeille. La blanchisseuse s'était adossée à l'arbre mort, gaie et reposée, haussant la voix pour se faire entendre, dans l'haleine forte de la scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrain vague, côte à côte, en causant d'Étienne, qui se plaisait beaucoup à Lille, elle emporta son panier plein de fleurs de pissenlits.
___Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageuse qu'elle le disait. Certes, elle était bien résolue à ne pas lui permettre de la toucher seulement du bout des doigts ; mais, sans se l'avouer à elle-même, elle avait peur, s'il la touchait jamais, de sa lâcheté ancienne, de cette mollesse et de cette complaisance auxquelles elle se laissait aller, pour faire plaisir au monde. Comme elle le répétait souvent, lorsqu'elle tournait mal, c'étaient les autres qui la poussaient.Lantier, pourtant, ne recommença pas sa tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avec elle et se tint tranquille. Il semblait maintenant occupé de la tripière, une femme de quarante-cinq ans, très bien conservée. Gervaise, devant Goujet, parlait de la tripière, afin de le rassurer. Elle semblait heureuse. Elle répondait à Virginie et à madame Lerat, quand celles-ci faisaient l'éloge du chapelier, qu'il pouvait bien se passer de son admiration, puisque toutes les voisines avaient des béguins pour lui.
___Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier était un ami, un vrai. On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu'il savait, se fichait des bavardagesdu bavardage, du moment où il avait l'honnêteté de son côté. Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeait sa femme et le chapelier à marcher devant lui, bras dessus, bras dessous, histoire de crâner dans la rue ; et il regardait les gens, tout prêt à leur administrer un va-te-laver, s'ils s'étaient permis une la moindre rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peu fiérot, l'accusait de faire sa Sophie devant le vitriol, le blaguait parce qu'il savait lire et qu'il parlait comme un avocat. Mais, à part ça, il le déclarait un bougre à poils. On n'en aurait pas trouvé deux aussi solides dans la Chapelle. Enfin, ils se comprenaient, ils étaient bâtis l'un pour l'autre. L'amitié avec un homme, c'est plus solide que l'amour avec une femme.
___Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensemble des noces à tout casser. Lantier en arrivait à emprunter, maintenant, empruntait de l'argent à Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand il sentait de la monnaie dans la maison. C'était toujours pour ses grandes affaires. Puis, ces jours-là, il débauchait Coupeau, parlait d'une longue course, l'emmenait ; et, attablés nez à nez au fond d'un restaurant voisin, ils se flanquaient par le coco des plats qu'on ne peut pas manger chez soi, arrosés de vin cacheté. Le zingueur aurait préféré des ribotes dans le chic bon enfant ; mais il était impressionné par les goûts d'aristo du chapelier, qui trouvait sur la carte des noms de sauces extraordinaires. On n'avait pas idée d'un homme si douillet, si difficile. Ils sont tous comme ça, paraît-il, dans le Midi. Ainsi, il ne voulait rien d'échauffant, il discutait chaque fricot, au point de vue de la santé, faisant remporter la viande lorsqu'elle lui semblait trop salée ou trop poivrée. C'était encore pis pour les courants d'air, il en avait une peur bleue, il engueulait tout l'établissement, si une porte restait entr'ouverte. Avec ça, très chien, donnant deux sous au garçon pour des repas de sept et huit francs. N'importe, on tremblait devant lui, on les connaissait bien sur les boulevards extérieurs, des Batignolles à Belleville. Ils allaient, grande rue des Batignolles, manger des tripes à la mode de Caen, qu'on leur servait sur de petits réchauds. En bas de Montmartre, ils trouvaient les meilleures huîtres du quartier, à la Ville de Bar-le-Duc. Quand ils se risquaitrisquaient en haut de la butte, jusqu'au Moulin de la Galette (10), on leur faisait sauter un lapin. Rue des Martyrs, les Lilasavaitavaient la spécialité de la tête de veau ; tandis que, chaussée Clignancourt, les restaurants du Lion d'Or et des Deux Marronniers leur donnaient des rognons sautés à se lécher les doigts. Mais ils tournaient plus souvent à gauche, du côté de Belleville, avaient leur table gardée aux Vendanges de Bourgogne, au Cadran Bleu, au Capucin, des maisons de confiance, où l'on pouvait demander de tout, les yeux fermés. C'étaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemain matin à mots couverts, en chipotant les pommes de terre de Gervaise. Même un jour, dans un bosquet du Moulin de la Galette, Lantier amena une femme, avec laquelle Coupeau le laissa au dessert.
___Naturellement, on ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuis l'entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantait déjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil. Quand il se laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, le camarade le relançait au chantier, le blaguait à mort en le trouvant pendu au bout de sa corde à nœuds comme un jambon fumé ; et il lui criait de descendre prendre un canon. C'était réglé, le zingueur lâchait l'ouvrage, commençait une bordée qui durait des journées et des semaines. Oh ! par exemple, des bordées fameuses, une revue générale de tous les mastroquets du quartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et repincée le soir, les tournées de casse-poitrine se succédant, se perdant dans la nuit, pareilles aux lampions d'une fête, jusqu'à ce que la dernière chandelle s'éteigneéteignît avec le dernier verre ! Cet animal de chapelier n'allait jamais jusqu'au bout. Il laissait l'autre s'allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air galantaimable. Lui, se piquait le nez proprement, sans qu'on s'en aperçût. Quand on le connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et à ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Le zingueur, au contraire, devenait tout-à-fait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans se mettre dans un état ignoble.
___Ainsi, dans vers les premiers jours de novembre, Coupeau tira une bordée qui finit d'une façon tout à fait sale pour lui et pour les autres. La veille, il avait trouvé de l'ouvrage. Lantier, cette fois-là, était plein de beaux sentiments ; il prêchait le travail, attendu que le travail anoblitennoblit l'homme. Même, le matin, il se leva à la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier, gravement, honorant en lui l'ouvrier vraiment digne de ce nom. Mais, arrivés devant la Petite Civette qui ouvrait, ils entrèrent prendre une prune, rien qu'une, dans le seul but d'arroser ensemble la ferme résolution d'une bonne conduite. En face du comptoir, sur un banc, Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumait sa pipe d'un air maussade.
___— Tiens ! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On a donc la flemme, ma vieille ?
___— Non, non, répondit le camarade en s'étirant les bras. Ce sont les patrons qui vous dégoûtent… J'ai lâché le mien hier… Tous de la crapule, de la canaille…
___Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur le banc, à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait les patrons ; ils avaient parfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui sortait des affaires, après avoir eu jusqu'à sept ouvriers sous ses ordres. De la jolie fripouille, les ouvriers ! toujours en noce, se fichant de l'ouvrage, vous lâchant au beau milieu d'une commande, reparaissant quand leur monnaie est nettoyée. Ainsi, il avait eu un petit Picard, dont la toquade était de se trimbaler en voiture ; ⊂⊃ oui, dès qu'il touchait sa semaine, il prenait des fiacres pendant des journées. Est-ce que c'était là un goût de travailleur ? Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons. Oh ! il voyait clair, il disait ses vérités à chacun. Une sale race après tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs de monde. Lui, Dieu merci ! pouvait dormir la conscience tranquille, car il s'était toujours conduit en ami avec ses hommes, et avait préféré ne pas gagner des millions comme les autres.
___— Filons, mon petit, dit-il en s'adressant à Coupeau. Il faut être sage, nous serions en retard.
___Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, le jour se levait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux du pavé ; il avait plu la veille, il faisait très-doux. Coupeau, compas de zingueur passé à l'épaule, marchait le premier. On venait d'éteindre les becs de gaz ; la rue des Poissonniers, où des lambeaux de nuit étranglés par les maisons flottaient encore, s'emplissait du sourd piétinement des ouvriers descendant vers Paris. Coupeau, son sac de zingueur passé à l'épaule, marchait de l'air esbrouffeur d'un citoyen qui est d'attaque, une fois par hasard. Il se tourna, il demanda :
___— Bibi, veux-tu qu'on t'embauche ? le patron m'a dit d'amener un camarade, si je pouvais.
___— Merci, répondit Bibi-la-Grillade, je me purge… J'ai besoin de me frotter les côtes… Faut proposer ça à Mes Bottes, qui cherchait hier une baraque… Attends, Mes Bottes est bien sûr là dedans.
___Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent en effet Mes Bottes chez le père Colombe. Malgré l'heure matinale, l'Assommoir flambait, les volets enlevés, le gaz allumé. Lantier resta sur la porte, en recommandant à Coupeau de se dépêcher, parce qu'ils avaient tout juste dix minutes, le temps d'aller à l'atelier.
___— Comment ! tu vas chez ce roussin de Bourguignon ! cria Mes Bottes, quand le zingueur lui eut parlé. Plus souvent qu'on me pince dans cette baraqueboîte ! Non, j'aimerais mieux tirer la langue jusqu'à l'année prochaine… Mais, mon vieux, tu ne resteras pas là trois jours, c'est moi qui te le dis !
___— Vrai, une sale boîte ? demanda Coupeau inquiet.
___— Oh ! tout ce qu'il y a de plus sale… On ne peut pas bouger. Le singe est sans cesse sur votre dos. Et avec ça des manières, une bourgeoise qui vous traite de soûlard, une boutique où il est défendu de cracher… Je les ai envoyéenvoyés dinguer le premier soir, tu comprends.
___— Bon ! me voilà prévenu. Je ne mangerai pas chez eux un boisseau de sel… J'en vais tâter ce matin ; mais si le patron m'embête, je te le ramasse et je te l'asseois (11) sur sa bourgeoise, tu sais, collés comme une paire de soles !
___Le zingueur secouait violemment la main du camarade, pour le remercier de son bon renseignement, et il s'en allait, quand Mes Bottes se fâcha. Tonnerre de Dieu ! est-ce que le Bourguignon allait les empêcher de boire la goutte ? Les hommes n'étaient plus des hommes, alors ? Le singe pouvait bien attendre cinq minutes. Et Lantier entra pour accepter la tournée, les quatre ouvriers se tinrent debout devant le comptoir. Cependant, Mes Bottes, avec ses souliers éculés, sa blouse noire d'ordures, sa casquette aplatie sur le sommet du crâne, gueulait fort et roulait des yeux de maître dans l'Assommoir. Il venait d'être proclamé empereur des pochards et roi des cochons, pour avoir mangé une salade de hannetons vivants et mordu dans un chat crevé.
___— Dites donc, espèce de Borgia ! cria-t-il au père Colombe, donnez-nous de la jaune, de votre pissat d'âne premier numéro.
___Et quand le père Colombe, blême et tranquille dans son tricot bleu, eut empli les quatre verres, ces messieurs les vidèrent d'une lampée, histoire de ne pas laisser le liquide s'éventer.
___— Ça fait tout de même du bien où ça passe, murmura Bibi-la-Grillade.
___Mais cet animal de Mes Bottes en racontait une comique. Le vendredi, il était si soûl, que les camarades lui avaient scellé sa pipe dans le bec avec une poignée de plâtre. Un autre en serait crevé, lui gonflait le dos et se pavanait dans sa célébrité.
___— Ces messieurs ne renouvellent pas ? demanda le père Colombe de sa voix grasse.
___— Si, redoublez-nous ça, dit Lantier. C'est mon tour.
___Maintenant, on causait des femmes. Bibi-la-Grillade, le dernier dimanche, avait mené sa scie à Montrouge, chez une tante. Coupeau demanda des nouvelles de la Malle des Indes, une blanchisseuse de Chaillot, connue dans l'établissement. On allait boire, quand Mes Bottes, violemment, appela Goujet et Lorilleux qui passaient. Ceux-ci vinrent jusqu'à la porte en refusantet refusèrent d'entrer. Le forgeron était pressé, ne sentait pas le besoin de prendre quelque chose. Le chaîniste, blafard, grelottant, serrait dans sa poche les chaînes d'or qu'il reportait ; et il toussait, il s'excusait, ⊂⊃ en disant qu'une goutte d'eau de vie le mettait sur le flanc.
___— En voilà des cafards ! grogna Mes Bottes. Ça doit licher tout seul dans les coins.
___Et quand il eut mis le nez dans son verre, il attrapa le père Colombe.
___— Vieille drogue, tu as changé de litre !… Tu sais, ce n'est pas avec moi qu'il faut maquiller ton vitriol !
___Le jour avait grandi, une clarté louche éclairait l'Assommoir, dont le patron éteignait le gaz. Coupeau, pourtant, excusait son beau-frère, qui ne pouvait pas boire, ce dont, après tout, on n'avait pas à lui faire un crime. Il approuvait même Goujet, attendu que c'était un bonheur de ne jamais avoir soif. Et il parlait d'aller travailler, lorsque Lantier, avec son grand air d'homme comme il faut, lui infligea une leçon : on payait sa tournée, au moins, avant de se cavaler ; on ne lâchait pas des amis comme un pleutre, même pour se rendre à son devoir.
___— Est-ce qu'il va nous bassiner longtemps avec son travail ! cria Mes Bottes.
___— Alors, c'est la tournée de monsieur ? demanda le père Colombe à Coupeau.
___Celui-ci paya sa tournée. Mais, quand vint le tour de Bibi-la-Grillade, il se pencha à l'oreille du patron, qui refusa d'un lent signe de tête. Mes Bottes comprit et se remit à invectiver cet entortillé de père Colombe. Comment ! une bride de son espèce se permettait une mauvaise manièrede mauvaises manières à l'égard d'un camarade ! Tous les marchands de coco faisaient l'œil ! Il fallait venir dans les mines à poivre pour être insulté ! Le patron restait calme, se balançait sur ses gros poings, au bord du comptoir, en répétant poliment :
___— Prêtez de l'argent à monsieur, ça ce sera plus simple.
___— Nom de Dieu ! oui, je lui en prêterai, hurla Mes Bottes. Tiens ! Bibi, jette-lui sa monnaie à travers la gueule, à ce vendu !
___Puis, lancé, agacé par le sac que Coupeau avait gardé à son épaule, il continua, en s'adressant au zingueur :
___— T'as l'air d'une nourrice. Lâche ton poupon. Ça rend bossu.
___Coupeau hésita un instant ; et, paisiblement, comme s'il s'était décidé après de mûres réflexions, il posa son sac par terre, en disant :
___— Il est trop tard, à cette heure. J'irai chez Bourguignon après le déjeuner. Je dirai que ma bourgeoise a eu des coliques… Écoutez, père Colombe, je laisse mes outils sous cette banquette, je les reprendrai à midi.
___Lantier, d'un hochement de tête, approuva cet arrangement. On doit travailler, ça ne fait pas un doute ; seulement, quand on se trouve avec des amis, la politesse passe avant tout. Un désir de godaille les avait peu à peu chatouillés et engourdis tous les quatre, les mains lourdes, se tâtant du regard. Et, dès qu'ils eurent quatre ou cinq heures de flâne devant eux, ils furent pris brusquement d'une joie bruyante, ils s'allongèrent des claques, se gueulèrent des mots de tendresse dans la figure, Coupeau surtout, soulagé, rajeuni, qui appelait les autres « ma vieille branche ! » On se mouilla encore d'une tournée générale ; puis, on alla à la Puce qui renifle (12), un petit bousingot où il y avait un billard. Le chapelier fit un instant son nez, parce que c'était une maison pas très propre : le schnick y valait un franc le litre, dix sous une chopine en deux verres, et la société de l'endroit avait commis tant de saletés sur le billard, que les billes y restaient collées. Mais, la partie une fois engagée, Lantier qui avait un coup de queue extraordinaire, retrouva sa grâce et sa belle humeur, développant son torse, accompagnant d'un effet de hanches chaque carambolage.
___Lorsque vint l'heure du déjeuner, Coupeau eut une idée. Il tapa des pieds, en criant :
___— Faut aller prendre Bec-Salé. Je sais où il travaille… Nous l'emmènerons manger des pieds à la poulette chez la mère Louis (13).
___L'idée fut acclamée. Oui, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, devait avoir besoin de manger des pieds à la poulette. Ils partirent. Les rues étaient jaunes, une petite pluie tombait ; mais ils avaient déjà trop chaud à l'intérieur pour sentir ce léger arrosage sur leurs abatis. Coupeau les mena rue Marcadet, à la fabrique de boulons. Comme ils arrivaient une grosse demi-heure avant la sortie, le zingueur donna deux sous à un gamin pour entrer dire à Bec-Salé que sa bourgeoise se trouvait mal et le demandait tout de suite. Le forgeron parut aussitôt, en se dandinant, l'air bien calme, le nez flairant un gueuleton.
___— Ah ! les cheulards ! dit-il, dès qu'il les aperçut cachés sous une porte. J'ai senti ça… Hein ? qu'est-ce qu'on mange ?
___Chez la mère Louis, tout en suçant les petits os des pieds, on tapa de nouveau sur les patrons. Bec-Salé, dit Boit- sans-Soif, racontait qu'il y avait une commande pressée dans sa boîte. Oh ! le singe était coulant pour le quart d'heure ; on pouvait manquer à l'appel, il restait gentil, il devait s'estimer encore bien heureux quand on revenait. D'abord, il n'y avait pas de danger qu'un patron osa osât jamais flanquer dehors Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, parce qu'on n'en trouvait plus, des cadets de sa capacité. Après les pieds, on mangea une omelette. Chacun but son litre. La mère Louis faisait venir son vin de l'Auvergne, un vin couleur de sang à couperqu'on aurait coupé au couteau. Ça commençait à être drôle, la bordée s'allumait.
___— Qu'est-ce qu'il a, à m'enmoutarderemmoutarder, cet encloué de singe ? cria Bec-Salé au dessert. Est-ce qu'il n'a pas eune vient pas d'avoir l'idée d'accrocher une cloche dans sa baraque ? Une cloche, c'est bon pour des esclaves… Ah bien ! elle peut sonner, aujourd'hui ! Du tonnerre si l'on me repince à l'enclume ! Voilà cinq jours que je me la foule, je puis bien les balancer aujourd'huile balancer… S'il me fiche un abattage, je l'envoie à Chaillot.
___— Moi, dit Coupeau d'un air important, je suis obligé de vous lâcher, je vais travailler. Oui, j'ai juré à ma femme… Amusez-vous, je reste de cœur avec les camaros, vous savez.
___Les autres blaguaient. Mais lui, semblait si décidé, que tous l'accompagnèrent, quand il voulut parla d'aller chercher ses outils chez le père Colombe. Il prit son sac sous la banquette, le posa devant le comptoir, lui, pendant qu'on buvait une dernière goutte avant de se séparer. À une heure, la société s'offrait encore des tournées. Alors, Coupeau, d'un geste d'ennui, fourra une seconde fois reporta les outils sous la banquette ; ils le gênaient pour atteindre son verre, il ne pouvait pas s'approcher du comptoir sans buter dedans. C'était bête, ce paquet. Iltrop bête, il irait le lendemain chez Bourguignon, ce serait toujours assez tôt. Les quatre autres, qui se disputaient à propos de la question des salaires, ne se rappelaient plus, trouvèrent tout naturel que le zingueur leur proposane s'étonnèrent pas, lorsque le zingueur, sans explication, leur proposa (14) un petit tour sur le boulevard, pour se dérouiller les jambes. La pluie avait cessé. Leur Le petit tour se borna à faire deux cents pas au milieu de l'avenue, sur une même file, les bras ballants ; et ils ne trouvaient rien à se direplus un mot, surpris par l'air, ennuyés déjà d'être dehors. Ils n'eurent pas besoin de se consulterLentement, sans avoir seulement à se consulter du coude, ils remontèrent la rue des Poissonniers, où ils entrèrent d'instinctd'instinct la rue des Poissonniers, où ils entrèrentchez François prendre un canon de la bouteille. Vrai, ils avaient besoin de ça pour se remettre. On tournait trop à la tristesse dans la rue, il y avait une boue à ne pas flanquer un sergent de ville à la porte. Lantier poussa les camarades dans le cabinet du marchand de vin, un coin étroit occupé par une seule table, et qu'une cloison aux vitres dépolies séparait de la salle commune. Lui, d'ordinaire, se piquait le nez dans les cabinets, parce que c'était plus convenable. Est-ce que les camarades ne se trouvaientn'étaient pas bien là ? On se serait cru chez soi, on y aurait fait dodo sans se gêner. Il demanda le journal, l'étala tout grand, le parcourut, les sourcils froncés. Coupeau et Mes Bottes avaient commencé un piquet. Deux litres et cinq verres traînaient sur la table.
___— Eh bien ? qu'est-ce qu'ils chantent, dans ce papier-là ? demanda Bibi-la-Grillade au chapelier.
___Il ne répondit pas tout de suite. Puis, sans lever les yeux :
___— Je tiens la Chambre. En voilà des répu[÷÷÷]ainsrépublicains de quatre sous, ces sacrés fainéants de la gauche ! Est-ce que le peuple les nomme pour baver leur eau sucrée !… Il croit en Dieu, celui-là, et il fait des mamours à ces canailles de ministres ! Moi, si j'étais nommé, je monterais à la tribune et je dirais : Merde ! Oui, pas davantage, c'est mon opinion !
___— Vous savez que Badinguet s'est fichu des claques avec sa bourgeoise, l'autre soir, devant toute sa cour, raconta Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Ma parole d'honneur ! Et à propos de rien, en s'asticotant. Badinguet était éméché.
___— Lâchez-nous donc le coude, avec votre politique ! cria le zingueur. Lisez les assassinats, c'est plus rigolo.
___Et revenant à son jeu, annonçant une tierce au neuf et trois dames :
___— J'ai une tierce à l'égout et trois colombes… Les crinolines ne me quittent pas.
___On vida les verres. Lantier se mit à lire tout haut :
___« Un crime épouvantable vient de jeter l'effroi dans la petite commune de Gaillon (15) (Seine-et-Marne). Un fils a tué son père à coups de bêche, pour lui voler trente sous… »
___Tous poussèrent un cri d'horreur. En voilà un, par exemple, qu'ils seraient allés voir raccourcir avec plaisir ! Non, la guillotine, ce n'était pas assez ; il aurait fallu le couper à en petits morceaux. Une histoire d'infanticide les révolta également ; mais le chapelier, très-moral, excusa la femme en mettant tous les torts du côté de son séducteur ; car, enfin, si une crapule d'homme n'avait pas fait un gosse à cette malheureuse, elle n'aurait pas pu en jeter un dans les lieux d'aisances. Mais ce qui les enthousiasma, ce furent les exploits du marquis de T… sortant d'un bal à deux heures du matin et se défendant [÷÷]ntrecontre trois mauvaises gouapes, boulevard des Invalides ; sans même retirer ses gants, il s'était débarrassé des deux premiers scélérats avec des coups de tête dans le ventre, et avait conduit le troisième au poste, par une oreille. Hein ? quelle poigne ! C'était embêtant qu'il fût noble.
___— Écoutez ça maintenant, continua Lantier. Je passe aux nouvelles de la haute. « La comtesse de Brétigny marie sa fille aînée au jeune baron de Valançay, aide de camp de Sa Majesté. Il y a, dans la corbeille, pour plus de trois cent mille francs de dentelle… »
___— Qu'est-ce que ça nous fiche ! interrompit Bibi-la-Grillade. On ne leur demande pas la couleur de leur chemise… La petite a beau avoir de la dentelle, elle n'en verra pas moins la lune par le même trou que les autres.
___Comme Lantier faisait mine d'achever sa lecture, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, lui enleva le journal et s'assit dessus, en disant :
___— Ah ! non, assez !… Le voilà au chaud… Le papier, ce n'est bon qu'à ça.
___Cependant, Mes Bottes, qui regardait son jeu, donnait un coup de poing triomphant sur la table. Il faisait quatrevingt-treizequatre-vingt-treize (16).
___— J'ai la Révolution, cria-t-il. Quinte mangeuse, portant son point dans l'herbe à la vache… Vingt, n'est-ce pas ?… Ensuite, tierce major dans les vitriers, vingt-trois ; trois bœufs, vingt-six ; trois larbins, vingt-neuf ; trois borgnes, quatrevingt-douzequatre-vingt-douze… Et je joue An un de la République, quatrevingt-treizequatre-vingt-treize.
___— T'es rincé, mon vieux, crièrent les autres à Coupeau.
___On commanda deux nouveaux litres. Les verres ne désemplissaient plus, la soûlerie montait. Vers cinq heures, ça commençacommençait à devenir dégoûtant, si bien que Lantier se taisait et songeait à filer ; du moment où l'on gueulait et où l'on fichait le vin par terre, ce n'était plus son genre. Justement, Coupeau se leva pour faire le signe de croix des pochards. Sur la tête il prononça Montpernasse, à l'épaule droite Menilmonte, à l'épaule gauche la Courtille, au milieu du ventre Bagnolet (17), et dans le creux de l'estomac trois fois Lapin sauté. Alors, le chapelier, profitant de la clameur soulevée par cet exercice, prit tranquillement la porte. Les camarades ne s'aperçurent même pas de son départ. Lui, avait déjà un joli coup de sirop. Mais, dehors, il se secoua, il retrouva son aplomb ; et il rentra tranquillement àregagna tranquillement la boutique, où il raconta à Gervaise que Coupeau était avec des amis.
___Deux jours se passèrent. Le zingueur n'avait pas reparu. Il roulait dans le quartier, on ne savait pas bien où. Pourtant, des gensDes gens, pourtant, disaient l'avoir vu chez la mère Baquet, au Papillon, au Petit bonhomme qui tousse. Seulement, les uns assuraient qu'il était seul, tandis que autres l'avaient rencontré en compagnie de sept ou huit soûlards de son espèce. Gervaise haussait les épaules d'un air résigné. Elle ne courait pas après son homme, pour éviter le grabuge dans le ménage ; elle attendait qu'il rentrât, écoutant la nuit s'il ne ronflait pas à la porte. Mon Dieu, c'était une habitude à prendre. Quand le besoin d'une bordée prenait Coupeau, personne au monde n'aurait pu l'arrêter ; ça durait ce que ça devait durer ; et il gagnait à ce métier-là quinze jours de sagesse. Même, si elle venait à l'apercevoir chez un marchand de vin, elle faisait un détour afin de ne pas le mettre en colère.Mon Dieu ! c'était une habitude à prendre. Elle ne courait pas après son homme ; même, si elle l'apercevait chez un marchand de vin, elle faisait un détour, pour ne pas le mettre en colère ; et elle attendait qu'il rentrât, écoutant la nuit s'il ne ronflait pas à la porte (18). Il couchait sur un tas d'ordures où il tombait, sur un banc, dans un terrain vague, en travers d'un ruisseau.Et le Le lendemain, avec son ivresse mal cuvée de la veille, il repartait, tapait avant l'heure aux volets des consolations, se lâchait de nouveau dans une course furieuse, au milieu des petits verres, des canons et des litres, perdant et retrouvant ses amis, poussant des voyages dont il revenait plein de stupeur, voyant danser les rues, tomber la nuit et naître le jour, sans d'autre idée que de boire et de crever sur place. Lorsqu'il crevait,cuver sur place. Lorsqu'il cuvait (19), c'était fini. Gervaise alla pourtant, le second jour, à l'Assommoir du père Colombe, pour savoir ; on l'y avait revu cinq fois au moins, on ne pouvait pas lui en dire davantage. Elle dut se contenter d'emporter les outils, restés sous la banquette.
___Lantier, le soir, voyant la blanchisseuse ennuyée, lui proposa de la conduire au café-concert, histoire de passer un moment agréable. Elle refusa d'abord, elle n'était pas en train de rire. Sans cela, elle n'aurait pas dit non, car le chapelier lui faisait son offre d'un air trop honnête pour qu'elle se méfiât de quelque traîtrise. Il semblait s'intéresser à son malheur et se montrait vraiment paternel. Jamais Coupeau n'avait découché deux nuits. Aussi, malgré elle, toutes les dix minutes, venait-elle se planter sur la porte, sans lâcher son fer, regardant aux deux bouts de la rue si son homme n'arrivait pas. Ça la tenait dans les jambes, à ce qu'elle disait, des picotements qui l'empêchaient de rester en place. Bien sûr, Coupeau pouvait se démolir un membre, tomber sous une voiture et y rester : elle serait joliment débarrassée, elle se défendait de garder dans le cœur la moindre amitié pour un sale personnage de cette espèce. Mais, à la fin, c'était agaçant de toujours se demander s'il rentrerait ou s'il ne rentrerait pas. Et, lorsqu'on alluma le gaz, comme Lantier lui parlait de nouveau du café-concert, elle accepta. Après tout, elle se trouvait trop bête de refuser un plaisir, lorsque son mari, depuis trois jours, menait une vie de polichinelle. Puisqu'il ne rentrait pas, elle aussi allait sortir. La cambuse brûlerait, si elle voulait. Elle aurait fichu en personne le feu au bazar, tant l'embêtement de la vie commençait à lui monter au nez.
___On dîna vite. En partant au bras du chapelier, à huit heures, Gervaise pria maman Coupeau et Nana de dormirse mettre au lit tout de suite. La boutique était fermée. Elle s'en alla par la porte de la cour et donna la clef à madame Boche, en lui disant que si son cochon revenaitrentrait, elle eût l'obligeance de le coucher. Le chapelier l'attendait sous la porte, bien mis, sifflant un air. Elle avait sa robe de soie. Ils suivirent doucement le trottoir, serrés l'un contre l'autre, éclairés par les coups de lumière des boutiques, qui les montraient se parlant à demi-voix, avec un sourire.
___Le café-concert était boulevard de Rochechouart, un ancien petit café qu'on avait agrandi sur une cour, par une baraque en planches (20). À la porte, un cordon de boules de verre dépoli dessinait un portique lumineux. De longues affiches, collées sur des panneaux de bois, se trouvaient posées par terre, au ras du ruisseau.
___— Nous y sommes, dit Lantier. Ce soir, débuts de mademoiselle Amanda, chanteuse de genre.
___Mais il aperçut Bibi-la-Grillade, qui lisait également l'affiche. Bibi avait un œil au beurre noir, quelque coup de poing empoignéattrapé la veille.
___— Eh bien ! et Coupeau ? demanda le chapelier, en cherchant autour de lui, vous avez donc perdu Coupeau ?
___— Oh ! il y a beau temps, depuis hier, répondit l'autre. On s'est allongé un coup de tampon, en sortant de chez la mère Baquet. Moi, je n'aime pas les jeux de mains… Vous savez, c'est avec le garçon de la mère Baquet qu'on a eu des raisons, par rapport à un litre qu'il voulait nous faire payer deux fois… Alors, j'ai filé, je suis allé schloffer un brin.
___Il bâillait encore, il avait dormi dix-huit heures. D'ailleurs, il était complètement dégrisé, l'air abêti, sa vieille veste pleine de duvet ; car il devait s'être fourrécouché dans son lit tout habillé.
___— Et vous ne savez pas où est mon mari, monsieur ? interrogea la blanchisseuse.
___— Mais non, pas du tout… Il était bien cinq heures, quand nous avons quitté la mère Baquet. Voilà !… Il a peut-être bien descendu la rue. Oui, même je crois l'avoir vu entrer au Papillon avec un cocher… Oh ! que c'est bête ! Vrai, on est bon à tuer !
___Lantier et Gervaise passèrent une très agréable soirée au café-concert. À onze heures, lorsqu'on ferma les portes, ils revinrent en se baladant, sans se presser. Le froid piquait un peu, le monde se retirait par bandes ; et il y avait des filles qui crevaient de rire, sous les arbres, dans l'ombre, parce que des les hommes rigolaient de trop près avec elles, sans doute. Lantier chantait entre ses dents une des chansons de mademoiselle Amanda : C'est dans l'nez qu'ça me chatouille. Gervaise, étourdie, comme grise, reprenait le refrain. Elle avait eu très-chaud. Puis, les deux consommations qu'elle avait bues lui tournaient sur le cœur, avec la fumée des pipes et l'odeur de toute cette société entassée. Mais elle emportait surtout une vive impression de mademoiselle Amanda. Jamais elle n'aurait osé se mettre nue comme ça devant le public. Il fallait être juste, cette dame avait une peau à faire envie. Et elle écoutait, avec une curiosité sensuelle, Lantier donnantdonner des détails sur la personne en question, de l'air d'un monsieur qui lui aurait compté les côtes en particulier.
___— Tout le monde dort, dit Gervaise, après avoir sonné trois fois, sans que les Boche eussent tiré le cordon.
___Enfin, La porte s'ouvrit, mais le porche était noir, et quand elle frappa à la vitre de la loge pour demander sa clef, la concierge ensommeillée lui cria une histoire à laquelle elle n'entendit rien d'abord. Enfin, elle comprit que le sergent de ville Poisson avait ramené Coupeau dans un drôle d'état, et que la clef devait être restée sur la serrure.
___— Fichtre ! murmura Lantier, quand ils furent rentrésentrés, qu'est-ce qu'il a donc fait ici ? C'est une vraie infection.
___En effet, ça puait ferme. Gervaise, qui cherchait des allumettes, marchait dans du mouillé. Lorsqu'elle fut parvenue à allumer une bougie, ils eurent devant eux un joli spectacle. Coupeau avait rendu tripes et boyaux ; il y en avait plein la chambre ; le lit en était emplâtré, le tapis également, et jusqu'à la commode qui se trouvait éclaboussée. Avec ça, Coupeau, tombé du lit où Poisson devait l'avoir jeté, ronflait là dedans, au milieu de son ordure. Il s'y étalait, vautré comme un porc, une joue barbouillée, soufflant son haleine empestée par sa bouche ouverte, balayant de ses cheveux déjà gris la mare ignoble élargie autour de sa tête.
___— Oh ! le cochon ! le cochon ! répétait Gervaise indignée, exaspérée. Il a tout sali… Non, un chien n'aurait pas fait ça, un chien crevé est plus propre.
___Tous deux n'osaient bouger, ne savaient où poser le pied. Jamais le zingueur n'était revenu avec une telle culotte et n'avait mis la chambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-là portait un rude coup au sentiment que sa femme pouvait encore éprouver pour lui. Autrefois, quand il rentrait éméché ou même poivre poivré , elle se montrait complaisante et pas dégoûtée. Mais, à cette heure, c'était trop, son cœur se soulevait. Elle ne l'aurait pas pris avec des pincettes. L'idée seule que la peau de ce goujat toucherait sa peau, lui causait une répugnance, comme si on lui avait demandé de s'allonger à côté d'un mort, abîmé par une vilaine maladie.
___— Il faut pourtant que je me couche, murmura-t-elle. Je ne puis pas retourner coucher dans la rue… Oh ! je ne veux pas le toucher, je lui passerai plutôt sur le corps.
___Elle tâcha d'enjamber l'ivrogne et dut se retenir à un coin de la commode, pour ne pas glisser dans la saleté. Coupeau barrait complètement le lit. Alors, Lantier, qui avait un petit rire en voyant bien qu'elle ne ferait pas dodo sur son oreiller cette nuit-là, lui prit la main, en disant d'une voix basse et ardente :
___— Gervaise… écoute, Gervaise…
___Mais elle avait compris, elle se dégagea, éperdue, le tutoyant à son tour, comme jadis.
___— Non, laisse-moi… Je t'en supplie, Auguste, rentre dans ta chambre… Je vais m'arranger, je monterai sur dans le lit par les pieds…
___— Gervaise, voyons, ne fais pas la bête, répétait-il. Ça sent trop mauvais, tu ne peux pas rester… Viens. Qu'est-ce que tu crains ? Il ne nous entend pas, va !
___Elle luttait, elle disait non de la tête, énergiquement. Dans son trouble, comme pour montrer qu'elle resterait là, elle se déshabillait, jetait sa robe de soie sur une chaise, se mettait violemment en chemise et en jupon, toute blanche, le cou et les bras nus. Son lit était à elle, n'est-ce pas ? elle voulait coucher dans son lit. À deux reprises, elle tenta encore de trouver un coin propre et de passer. Mais Lantier ne se lassait pas, la prenait à la taille, en disant des choses pour lui mettre le feu dans le sang. Ah ! elle était bien plantée, avec un loufiatloupiat (21) de mari par devant, qui l'empêchait de se fourrer honnêtement sous sa couverture, avec un sacré salaud d'homme par derrière, qui songeait uniquement à profiter de son malheur pour la ravoir ! Comme le chapelier haussait la voix, elle le supplia de se taire. Et elle écouta, l'oreille tendue vers le cabinet où couchaient Nana et maman Coupeau. La petite et la vieille devaient dormir, on entendait une respiration forte.
___— Auguste, va-t-enlaisse-moi, tu vas les réveiller, reprit-elle, les mains jointes. Sois raisonnable. Un autre jour, ailleurs… Pas ici, pas devant ma fille…
___Il ne parlait plus, il restait souriant ; et, lentement, il la baisa sur l'oreille, ainsi qu'il la baissaitbaisait autrefois pour la taquiner, et l'étourdir. Alors, elle fut sans force, elle sentit un grand bourdonnement, un grand frisson descendre dans sa chair. Pourtant, elle fit de nouveau un pas. Mais Et elle dut reculer. Ce n'était pas possible, la dégoûtation était si grande, l'odeur devenait telle, qu'elle se serait elle-même mal conduite dans ses draps. Coupeau, comme sur de la plume, assommé par l'ivresse, cuvait sa bordée, les membres morts, la gueule de travers. Toute la rue aurait bien pu entrer embrasser sa femme, sans qu'un poil de son corps en remuât.
___— Tant pis, bégayait-elle, c'est sa faute, je ne puis pas… Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! il me renvoie de mon lit, je n'ai plus de lit… Non, je ne puis pas, c'est sa faute.
___Elle tremblait, elle perdait la tête. Et, pendant que Lantier la poussait dans sa chambre, le visage de Nana apparut à la porte vitrée du cabinet, derrière un carreau. La petite venait de se réveiller et de se lever doucement, en chemise, pâle de sommeil (22). Elle regarda son père roulé dans son vomissement ; puis, la figure collée contre la vitre, elle resta là, à attendre que le jupon de sa mère eût disparu chez l'autre homme, en face. Elle était toute grave. Elle avait de grands yeux d'enfant vicieuse, allumés d'une curiosité sensuelle.